Le financement de la production d’armes de destruction massive doit cesser immédiatement !
article initialement publié dans Le Temps, 01.04.2022
Prof. Marc Chesney
Université de Zurich
L’agression menée par l’armée russe en Ukraine, et ses conséquences en termes de morts, de séparations de familles, de terribles souffrances, sont insupportables et bouleversantes. Si les guerres n’ont cessé de rôder de par le monde depuis 1945, y compris dans l’ex-Yougoslavie, il y a plus de 20 ans, l’Europe semblait relativement épargnée. La voici à nouveau confrontée à son spectre, elle où les deux conflits mondiaux ont commencé.
Les menaces nucléaires proférées par Vladimir Poutine, nous concernent tous. Le monde contemple l’abîme et nous voici amenés en conséquence à penser l’impensable, puis à dire l’indicible : simplement envisager ce qui devrait être d’emblée exclu par tout humain digne de ce nom, une guerre nucléaire qui mènerait à la disparition de quasiment toute forme de vie sur terre. C’est un véritable cri d’effroi qui nous traverse intérieurement et nous fait vaciller sur nous-mêmes.
Comment en sommes-nous arrivés là, à une société à l’apogée de ses capacités tant productives, que destructives, dont les membres risquent d’être finalement broyés par une machine dont ils ont été les rouages, à un système prédateur qui s’attaque à grande échelle au vivant, tout en l’utilisant dans le cadre de son (dys)fonctionnement quotidien, à un système fier de ses technologies, comme celle de l’intelligence artificielle, et qui brille par sa tragique pauvreté d’esprit, voire sa folie, tant meurtrière que des grandeurs ?
Quel est l’avenir d’une «civilisation» dont la survie reposerait sur un équilibre de la terreur, intrinsèquement instable, comme cela saute aux yeux, et qui dépendrait ainsi du bon vouloir d’une caste ayant le pouvoir d’appuyer sur un bouton et d’en finir, ou de l’espoir d’éviter une erreur d’appréciation, un quiproquo? Laisser accroire que les pompiers pyromanes et les va-t-en-guerre sont uniquement situés à Moscou, est trompeur. Les bellicistes et fossoyeurs en tous genres, sont présents dans de nombreux pays. Les producteurs d’armes de destruction massive recrutent internationalement de nombreux scientifiques pour mener à bien leurs activités et sont financés par de grandes banques, qui se présentent comme durables et éthiques. Le cynisme est sans limites…
Les bombes atomiques de l’OTAN ne sont pas moins apocalyptiques que celles de la Russie. Une guerre nucléaire ne connaîtrait que des perdants et la propagande nationaliste a déjà commencé de part et d’autre du rideau de fer, pour procéder à la mobilisation des esprits et préparer la population aux futurs sacrifices. Un naufrage dont témoignait déjà Roger Martin du Gard dans Les Thibault au sujet de la première guerre mondiale: «Jamais les forces du pouvoir n’ont imposé aux esprits une si totale abdication» ou encore «Jamais l’humanité n’a connu un pareil envoûtement, un pareil aveuglement de l’intelligence!».
Des bataillons de laquais serviles sont à l’œuvre pour tenter de maintenir à flot un système corrompu et moribond qui promeut le mensonge au nom de la vérité, organise la servitude au nom de la liberté et qui risque de nous imposer la mort, au nom de la vie.
Dans Les Derniers jours de l’humanité, publié en 1918, Karl Kraus faisait déjà allusion à «ces années durant lesquelles des personnages d’opérette ont joué la tragédie de l’humanité». Plus d’un siècle après, cette phrase demeure toujours d’actualité, tant sont nombreux les responsables politiques dépassés par des événements qu’ils ont contribué à créer.
Les contremaîtres à penser tiennent le haut du pavé. Après avoir associé la chute du mur de Berlin à la fin de l’histoire, c’est-à-dire à une victoire définitive de la supposée économie de marché et à la paix qui devait en résulter, ils continuent à sévir aujourd’hui en entretenant la confusion. Selon eux, la globalisation de l’économie et le commerce international devraient préserver la paix. L’histoire démontre le contraire. La première guerre mondiale a éclaté alors que l’économie connaissait sa première globalisation. Depuis la fin de la guerre froide, les accords de libre-échange se sont multipliés avec un commerce mondial, y compris des armes et de la peur, en forte progression. La paix n’est manifestement pas au rendez-vous. Quant aux sanctions économiques maintenant imposées à la Russie, et surtout supportées par les populations, pas seulement de ce pays, dans quelle mesure vont-elles vraiment affaiblir le régime ? Pourquoi seraient-elles plus efficaces que celles mises en place contre l’Irak ou la Libye à l’époque ? Cette question n’a manifestement pas retenu l’attention des dirigeants occidentaux.
Risquer de sacrifier le genre humain sur l’autel de la nation et pour des intérêts qui ne sont pas les siens est criminel. Les deux cents millions de morts dus aux multiples guerres pendant un siècle depuis 1914 et leurs familles demandent des comptes. Citons à nouveau Karl Kraus: «Au secours, les tués ! Assistez-moi, que je ne sois pas obligé de vivre parmi des hommes qui, par ambition démesurée, ont ordonné que des cœurs cessent de battre, que des mères aient des cheveux blancs ! Revenez ! Demandez-leur ce qu’ils ont fait de vous ! Ce qu’ils ont fait quand vous souffriez par leur faute avant de mourir par leur faute ! Cadavres en armes, formez les rangs et hantez leur sommeil. Avancez ! Avance, cher partisan de l’esprit, et réclame-leur ta chère tête ! Avance pour leur dire que tu ne veux plus jamais te laisser utiliser pour ça !».
Pour que l’inconcevable ne se produise pas, pour que les armes de destruction massive ne soient jamais employées, les physiciens et les informaticiens qui concourent à leur développement et à leur possible activation, se doivent de cesser tous types d’activités dans ce domaine. C’est leur responsabilité morale vis-à-vis du genre humain.
Les grands établissements financiers, entre autres suisses, qui investissent dans la production d’armes de destruction massive doivent être identifiés et arrêter ces activités criminelles.
Cet article est destiné à circuler et à être traduit.