Tribune de Ahmed Danyal Arif, auteur et Amel Filali, infectiologue.
Le monde occidental redécouvre un peu étourdi que les épidémies n’appartiennent pas à un passé révolu. Depuis des décennies, nous n’avons plus vécu à l’aune d’un danger collectif épidémique de cette ampleur. La société industrielle nous a nourri, à tort, de la certitude que les dangers sanitaires épidémiques appartenaient au passé et que la sécurité sanitaire nous était acquise.
Les épidémies et les pandémies interrogent toute une société dans ses représentations, dans sa capacité à faire face à une menace infectieuse, dans sa façon de questionner les différents moyens de communiquer, d’anticiper et d’apporter des réponses tant en termes sanitaires que de prévention. Elles questionnent également en profondeur nos modes de vie et de consommer. Le Covid-19 constitue un vrai test social et moral pour notre démocratie, notamment au niveau de l’accès aux moyens de mobilisation.
Une gestion anarchique et la stratégie du repli sur soi
D’aucuns aujourd’hui dénoncent la nonchalance européenne dans le traitement initial de cette crise sanitaire. Pourtant, nous l’attendions. L’émergence de ce coronavirus n’est une surprise pour aucun des experts de la question. Depuis les années 1940, il existe une augmentation régulière et significative du nombre d’évènements d’émergence (Jones et al. 2008) conduisant certains auteurs à parler «d’une épidémie d’émergence» (Serge Morand). Comme le Covid-19, plus de 60% de ces maladies infectieuses émergentes sont des zoonoses, c’est-à-dire issues des animaux et principalement des animaux sauvages. Le concept de «One Health» (une santé) redéfinit les interactions et interconnexions entre santé humaine, animale et environnement. À travers ce prisme, l’émergence de nouvelles maladies infectieuses n’est pas le résultat d’évènements aléatoires mais le produit attendu d’interactions complexes entre les hommes, les animaux et leur environnement. Cela a pour corollaire l’absence de frontières des maladies émergentes.
Le risque s’est matérialisé à plusieurs reprises au cours du XXIème siècle. Pour ne citer que les plus tristement célèbres épidémies virales, il y a le H5N1, le SRAS, Ebola, ou encore le MERScov. Mais la différence est que toutes ces épidémies virales étaient limitées dans l’espace. Pour chacun de ces agents pathogènes, la contagiosité était relativement faible, et/ou les tableaux cliniques suffisamment sévères pour ne pas passer inaperçus, permettant un contrôle assez rapide de ces épidémies. Le Covid-19 lui, s’est diffusé à toute la planète en l’espace de quelques mois. C’est un changement fondamental de paradigme.
Pourquoi cette incrédulité initiale alors ? Confrontés au mythe de notre surpuissance qui s’effondre, serions-nous devenus incapables de concevoir qu’une catastrophe est toujours possible ? Pourtant, les experts alertent depuis des années sur ce risque épidémique et l’émergence de zoonoses dans un contexte de proximité accrue et d’échanges démultipliés.
Aujourd’hui dans la gestion du Covid-19, à l’heure du péril populiste, c’est la stratégie du repli sur soi qui prime. Nous revenons à d’anciens paradigmes, des États souverains, protégeant leur territoire contre l’introduction de maladies infectieuses par des contrôles aux frontières. Les leviers économiques de solidarité nationale sont actionnés dans différents pays mais c’est le cloisonnement qui prévaut à l’échelle internationale. Lors de la gestion d’Ebola déjà, en 2014-2015, les États-Unis avaient provoqué une pénurie du matériel de protection au niveau mondial en constituant des stocks massifs. Il n’y avait pourtant que quelques patients malades sur leur territoire, tous des cas importés, et l’épidémie faisait rage en Afrique de l’ouest. Aujourd’hui, Donald Trump essaye de racheter l’exclusivité du vaccin aux Allemands. L’Allemagne et la France ignorent le besoin d’aide italien, et les États-Unis menacent de renforcer les sanctions sur l’Iran à l’heure où l’épidémie Covid-19 y sévit. Bref, la solidarité semble être aux abonnés absents.
La nécessité d’une stratégie globale reposant sur la coopération et la solidarité
Cette stratégie est stérile et peut s’avérer périlleuse à bien des égards. Dans un monde globalisé, les maladies infectieuses émergentes font partie des risques collectifs relevant de l’action globale, et à ce titre, la gestion des épidémies devrait être considérée comme un bien public mondial. En 2007, des travaux réalisés par Colizza et al montraient l’avantage indéfectible d’une stratégie collaborative de partage des ressources pour le contrôle des maladies infectieuses. En modélisant une pandémie grippale, les auteurs avaient montré que l’utilisation altruiste d’antiviraux entre des pays qui n’en ont pas et ceux qui en ont avait permis un meilleur contrôle de l’épidémie, y compris pour les pays donateurs.
Peu importe où elle sévit, cette épidémie est le problème de tous, et il est urgent aujourd’hui de réfléchir à l’aide à apporter aux pays les plus fragiles. À l’heure actuelle, les systèmes sanitaires frappés par l’épidémie sont globalement solides, mais quid de cette épidémie si elle se diffuse dans des pays plus fragiles ? Le différentiel dans la lutte contre les épidémies en fonction des pays touchés est flagrant et révélateur de l’inégalité des vies humaines. Ebola est en cela un exemple saillant. Une épidémie majeure d’Ebola s’est produite en Afrique de l’ouest en 2014, faisant plus de 10 000 décès. L’implication internationale est restée très faible jusqu’à ce que des ressortissants des pays occidentaux soient infectés. C’est cette indifférence à tout ce qui paraît lointain contre laquelle nous devons lutter aujourd’hui. Cette lutte ne pourra être efficace que lorsque chaque vie humaine aura la même valeur.
Sur le plan économique, la pandémie génère déjà des conséquences importantes, et dont l’évaluation finale, pour l’instant impossible, fait craindre le pire. Les pays les plus fragiles sur le plan économique qui ploient sous le fardeau d’une dette publique n’ont ni les moyens économiques de confiner, ni les moyens sanitaires pour prendre en charge les malades. Or, si nous devons retenir quelque chose de cette épidémie, c’est qu’une personne malade à l’autre bout de la planète est en fait notre problème à tous.
Quant à la situation économique actuelle, elle paraît si déséquilibrée qu’elle se prêterait volontiers à des jugements excessifs, avec un risque de ne pas pouvoir séparer le «bon grain de l’ivraie». Si en Europe, les soutiens économiques ne manquent pas d’ambition, ils demeurent encore trop nationaux. Au manque de coordination s’ajoutent des stratégies empreintes de rivalité comme lorsqu’il s’agit de s’assurer les meilleurs accès au matériel de protection. Mais comme toute crise, celle-ci révèle une opportunité : celle de dépasser la logique du marché qui caractérise notre système économique. Le bien public mondial que constitue une vie sans crainte de pandémie doit être motivé par une coopération et un partage des coûts.
Aussi, contrairement à 2008, il ne faut pas seulement irriguer les marchés financiers avec des liquidités. Ce qu’il faut, c‘est de l’argent sonnant et trébuchant pour soigner les malades et contenir l’épidémie. Pourquoi les banques centrales ne financeraient-elles pas, en plus des entreprises et des particuliers, directement les pays en difficultés et les plus touchés, elles qui peuvent battre monnaie de façon illimitée ?
Pour l’heure, le Covid-19 semble plus fort que les banques centrales. Si en 2008 les marchés financiers avaient souffert d’une crise de liquidité, il est fort probable que les milliards injectés ne suffisent pas cette fois. Avec le coronavirus, c’est une crise qui touche l’économie réelle et qui annihile les pulsions des consommateurs. Plutôt que de l’argent frais, il faudra impérieusement rebattre les cartes de l’économie mondiale pour qu’elle puisse s’affranchir de la finance.
Un scénario de récession mondiale dans les structures économiques et sociales actuelles n’a évidemment rien de désirable humainement et socialement. Cela ne ferait qu’empirer la situation en provoquant encore plus de chômage, d’exclusion et de détresse. Ce serait confondre l’étincelle (le virus) et un système inflammable (le capitalisme financier) miné par des contradictions internes criantes. Plutôt que d’en faire un usage simpliste et opportuniste, il faut dire que ce coronavirus n’aurait eu qu’un impact très limité sur l’économie dans un monde où la finance serait sous contrôle public, où la monnaie serait un bien commun, et où la sobriété matérielle et énergétique supplanterait le consumérisme le plus outrancier.
La recherche par chacun de son intérêt immédiat joue maintenant contre les pays dits développés, qui commencent à le comprendre, mais un peu tard. Contre la compétition à sommes nulles du raisonnement nationaliste, une vision véritablement globale d’une gestion de la crise sanitaire et de la reprise économique est la seule alternative. Mais il s’agit là de la voie de la raison. Les promoteurs d’une mondialisation profitant à tous n’ont pas encore gagné la partie. Il n’est pas certain qu’ils puissent la gagner un jour. Mais ne dit-on pas que la fortune sourit aux plus audacieux ?