
Alors qu’Emmanuel Macron se met en scène comme le sauveur des Libanais, de multiples sources proche-orientales s’inquiètent d’une stratégie d’influence secrètement déployée par la Turquie au Nord du Liban. Bien que l’on ne puisse tirer de conclusions sur la nature et l’ampleur des ingérences turques au Pays du Cèdre, les observateurs qui s’en préoccupent semblent particulièrement anxieux face à ces initiatives. L’occasion pour nous d’analyser en détail le soutien clandestin de la Turquie en faveur de nombreux groupes djihadistes au Moyen-Orient mais aussi en Afrique de l’Ouest, où ces opérations échappent à l’attention des médias occidentaux.
L’inquiétante stratégie d’influence de la Turquie au Liban
Levant, Corne de l’Afrique, Maghreb, Afrique de l’Ouest… La Turquie d’Erdogan mène une stratégie d’influence de plus en plus agressive dans ces régions clés, et son soutien clandestin en faveur des réseaux djihadistes locaux est l’aspect le plus dangereux de cette politique. Avant de l’analyser en détail, attardons-nous sur les craintes des autorités libanaises vis-à-vis des ingérences turques dans leur pays, qui laissent à penser qu’Ankara chercherait à stimuler l’islamisme sunnite local.
Reprenant des informations du média saoudien Al Arabiya, le Jerusalem Post a récemment souligné que «deux sources issues des services de renseignement libanais (…) mentionnent les efforts récents de la Turquie pour importer des armes dans le Nord du Liban. “Nous sommes assez inquiets de ce qui se passe. Les Turcs envoient une quantité incroyable d’armes au nord du pays”», d’après cette source. Évidemment, Al Arabiya est un média étroitement lié à l’Arabie saoudite, qui est un rival de la Turquie sur la scène internationale. Néanmoins, notre confrère du Jerusalem Post estime que «les preuves d’un plus vaste effort turc pour renforcer son influence et ses alliés au Liban ces derniers mois sont conséquentes et solides, tout comme les indications de l’émergence d’une infrastructure sous contrôle turc dans le Nord du Liban, qui est majoritairement sunnite».
Dans ce même article, il cite en effet un certain nombre de sources sécuritaires libanaises qui s’inquiètent des manœuvres turques au Pays du Cèdre, dont le ministre de l’Intérieur lui-même : «Un article récent [du chercheur] Mohanad Hage Ali (…) faisait état de l’arrestation, le 4 juillet, de deux citoyens turcs et de leurs deux complices syriens sur un vol vers le Liban qui provenait de Turquie. Ces quatre individus ont tenté d’introduire clandestinement 4 millions de dollars dans le pays. Le ministre libanais de l’Intérieur, Mohammed Fahmi, a affirmé que l’argent devait servir à financer des manifestations urbaines contre le gouvernement local».
Il est également précisé que des sources proches du Parti de Dieu se préoccupent de ces ingérences turques : «Publié le 13 juillet dans le journal pro-Hezbollah Al Akhbar, un article de Firas al-Shoufi résumait la situation en ces termes : “L’activité turque au Liban prend de nombreuses formes, qui vont toutes dans la même direction : renforcement de l’influence turque chez les sunnites du Liban – en particulier dans le Nord –, et lutte contre une influence saoudo-émiratie déjà érodée dans la guerre de leadership du “monde sunnite” qui fait rage entre le camp pro-saoudien et leurs rivaux pro-turcs”». L’on apprend ainsi que le directeur de la Sûreté générale, qui est la principale organisation de sécurité intérieure du Liban, «a contacté l’ambassadeur de Turquie à Beyrouth, Hakan Çakil, et l’a interrogé sur les relations de la Turquie avec des groupes (…) engagés dans des campagnes d’activisme social au nord du pays. En effet, ces derniers mènent des actions qui menacent la sécurité et qui entravent la circulation».
En clair, le fait que trois importants médias reflétant chacun des sensibilités différentes – soit celles du Hezbollah, de l’Arabie saoudite et d’Israël –, s’inquiètent à ce point de la stratégie d’influence turque au Liban est symptomatique de la gravité de la situation. Pour l’heure, on ignore si la Turquie favorise la montée en puissance de milices djihadistes locales. Néanmoins, elle serait en train d’appuyer la branche libanaise des Frères Musulmans. Et la possibilité qu’elle injecte une quantité importante d’armes au Pays du Cèdre n’est pas rassurante, à l’aune de son soutien pour de nombreux groupes islamistes entre l’Afrique et le Moyen-Orient, comme nous allons l’expliquer.
Depuis 2002, l’essor de l’influence turque en Afrique
Dans l’article du Jerusalem Post que nous avons commenté, son auteur rappelle que «la Turquie, utilisant à la fois ses propres forces et ses supplétifs, est activement impliquée dans les deux pays arabes fragmentés à l’est du Liban – la Syrie et l’Irak. Les déploiements dans ces deux nations s’inscrivent sur le long terme, avec des zones de contrôle clairement définies. La Turquie est aussi active en Libye, où son soutien au gouvernement Sarraj a presque certainement empêché la chute de Tripoli en faveur des forces du maréchal Haftar cette année. (…) Ces initiatives résultent d’une stratégie [bien identifiée] à travers laquelle la Turquie cherche à émerger en tant que principal bénéficiaire (…) du chaos qui s’est imposé dans une grande partie de la région cette dernière décennie». Rappelant l’appui d’Ankara en faveur du Hamas, et ses manœuvres agressives en Méditerranée orientale, notre confrère oublie néanmoins un élément clé de cette stratégie globale de la Turquie : sa montée en puissance sur le continent africain, notamment par le biais de son soutien occulte et méconnu en faveur des djihadistes locaux.
Avant de nous intéresser à cette question, rappelons d’abord que, selon l’expert Fehim Tastekin, «l’ouverture de la Turquie à l’Afrique s’est accélérée en 2005, qu’Ankara a déclarée “Année de l’Afrique”. (…) [Ce continent] est devenu un nouveau terrain attractif pour la recherche d’influence d’Ankara ; ce processus fut encouragé par la suspicion, au Moyen-Orient, que l’expansionnisme turc obéissait à un projet néo-ottoman. (…) À l’automne 2017, six ans après la visite mémorable d’Erdogan dans une Somalie déchirée par la guerre, la Turquie a inauguré une base militaire de 50 millions de dollars à Mogadiscio, qui a établi un nouvel équilibre dans la Corne de l’Afrique. Plus tard dans l’année, le Soudan a accepté de louer son île de Suakin à la Turquie pour 99 ans. Chez les pays rivaux, cette décision a suscité l’inquiétude d’une “résurgence ottomane” en mer Rouge. En effet, cet accord impliquait la restauration de monuments historiques sur l’île – autrefois un avant-poste ottoman –, mais les plans de la Turquie prévoyaient également la construction d’un port à des fins civiles et militaires».
Précisons toutefois que la Corne de l’Afrique n’est pas la seule région de ce continent où l’on a pu observer l’essor de l’influence turque ces dernières années. Dans son analyse, Fehim Tastekin rappelle en effet que, «depuis 2002, le nombre d’ambassades turques en Afrique est passé de 12 à 42, et ses chambres de commerce de 6 à 46, tandis que les liaisons africaines de Turkish Airlines ont bondi de 4 à 60». Comme nous allons le constater, la Turquie est accusée d’avoir utilisé ces lignes aériennes pour soutenir clandestinement des groupes djihadistes en Afrique de l’Ouest, dont Boko Haram.
Dans l’Ouest africain, le soutien méconnu de la Turquie pour les extrémistes sunnites
En mai dernier, nos confrères de NordicMonitor.com ont révélé qu’en 2014, celui qui était alors le futur conseiller militaire d’Erdogan et «une figure importante du cercle restreint [du Président Turc avait] défini la lutte des pays africains contre les groupes djihadistes comme du “terrorisme d’État”, faisant valoir que la Turquie devait envisager des mesures efficaces pour protéger les “groupes islamiques” en République centrafricaine, au Mali et au Nigéria». Étroitement lié aux services spéciaux turcs, cet homme s’exprimait alors en tant que fondateur de la SADAT Inc., une société militaire privée accusée de soutenir des milices djihadistes en Afrique et au Moyen-Orient pour le compte d’Ankara. Nommé Adnan Tanrıverdi, cet ex-général et son entreprise sont suspectés d’être un bras armé de la Turquie, qui aurait entraîné des combattants d’al-Qaïda et de Daech.
Bien que l’on ignore si sa firme a soutenu les groupes islamistes au Mali et en République centrafricaine, Ankara est sous le coup d’une enquête au Nigéria pour avoir fourni des «armements sophistiqués» à Boko Haram, qui a prêté allégeance à Daech en mars 2015. En outre, nos confrères de Sofrep.com estiment qu’«il est presque certain que la SADAT est fidèle au régime d’Erdogan. Ce que ces indicateurs suggèrent, c’est que les ailes paramilitaires de la Turquie en Afrique se sont bel et bien déployées, pour le meilleur et pour le pire». Ce constat est pertinent puisque, entre juillet 2016 et janvier 2020, le fondateur de la SADAT Inc. fut le principal conseiller militaire d’Erdogan. En outre, sa firme serait intégralement financée par le gouvernement turc, selon nos bien informés confrères de NordicMonitor.com.
Concernant le Nigéria, ces derniers ont mis en avant la fuite d’une conversation de 2014 «entre un conseiller d’Erdogan et un responsable de la Turkish Airlines (THY). [Cet échange] a révélé que la compagnie aérienne nationale turque et son gouvernement auraient été impliqués dans un transfert d’armes à l’organisation terroriste nigériane Boko Haram, qui a prêté allégeance à l’État Islamique en Irak et au Levant (ISIL)». Toujours selon NordicMonitor.com, cet «enregistrement confirme que le gouvernement Erdogan (…) apporte un soutien matériel aux groupes djihadistes armés dans certains pays africains, conformément à la stratégie élaborée par son assistant islamiste Tanrıverdi», un radical qui s’est fixé comme mission de préparer le retour sur terre de l’imam Mahdi.
Les autorités du Nigéria prennent ce dossier au sérieux. En effet, «la Turquie fait l’objet d’une enquête des forces armées nigérianes, sachant qu’elle aurait fourni des “armements sophistiqués” à Boko Haram (…) Affirmant que ces transferts d’armes (…) par la Turquie étaient un grave problème de sécurité nationale, le porte-parole du quartier général [du Ministère] de la Défense (…) a déclaré que cette question retenait l’attention [des autorités locales] à un niveau stratégique». En plus de cette enquête au Nigéria, «le service de sécurité nationale du Niger a arrêté “trois terroristes” en décembre 2019, dont deux citoyens turcs. Ils arrivaient de Turquie dans un vol de la Turkish Airlines. Ces trois individus sont accusés d’appartenance à l’État Islamique dans le Grand Sahara (EIGS)», une organisation activement combattue par l’armée française et ses alliés africains.
Se référant à des sources sécuritaires locales, Al Arabiya a déclaré que «la Turquie utilise un aéroport [construit par des firmes turques] et les vols de la Turkish Airlines vers Niamey et Bamako pour soutenir les extrémistes dans le Sud de la Libye, et pour déstabiliser le Nigéria voisin». Bien qu’elles émanent d’un média saoudien, ces accusations sont crédibles, et elles ne sont pas surprenantes. En effet, dans la conversation citée précédemment, «l’on entend Mehmet Karataş – l’assistant exécutif du PDG de la Turkish Airlines –, dire au conseiller d’Erdogan Mustafa Varank (…) qu’il se sent coupable du transfert d’armements au Nigéria. Dans cet enregistrement, Karataş déclare ne pas savoir “si ces [armes] tueront des musulmans ou des chrétiens”. Varank lui répond ne pas avoir eu l’occasion d’en parler au chef de l’Organisation nationale du renseignement (MIT), Hakan Fidan, et qu’il recontacterait Karataş dès qu’il aurait pu s’en entretenir avec lui».
Du Levant à la Corne de l’Afrique, en passant par le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest, de nombreuses sources confirment le fait que la Turquie considère les groupes djihadistes locaux comme des relais d’influence. Hélas, le soutien officieux d’Ankara pour les islamistes en Afrique et au Liban attire peu l’attention des médias occidentaux. Peut-être serait-il temps de s’en préoccuper davantage, au vu des éléments que nous venons d’exposer.