Dans la nuit du vendredi 8 au samedi 9 janvier 2021, les GAFAM ont pris la décision de suspendre les comptes Twitter, Facebook, Instagram (liste complète ici). Depuis, la toile s’agite. Entre les supporters du président déchu et les tenants de la libre expression, on se rassemble pour dénoncer la censure que subissent Trump et certains de ses soutiens les plus véhéments. Pour savoir ce qu’il convient de penser de ce coup de théâtre, posons-nous quelques questions rationnelles et objectives.
S’AGIT-IL DE CENSURE ?
D’après la définition du Larousse, la censure pose la condition préalable de la suppression d’un contenu destiné au public. Est-ce le cas ici ? Effectivement, il y a bien suppression de comptes destinés à communiquer du contenu à l’adresse d’un public. Techniquement, ces comptes ont bel et bien été censurés.
Mais de quelle forme de censure s’agit-il ?
Voici la définition du CNRTL. Sur le plan sociologique, la censure y est décrite comme un «blâme qu’un milieu social exerce sur ses membres quand ils ne se conforment pas aux règles morales ou aux valeurs admises dans le groupe, cette forme de censure pouvant aller jusqu’à l’exclusion des déviants (d’apr. Birou 1966)».
Si ces plateformes étaient des organes de presse, elles exerceraient un contrôle systématique sur les publications, postées à chaque seconde, qui devraient correspondre à une charte éthique, à une législation propre aux organes de presse ou encore à une ligne éditoriale convenue au préalable avec les utilisateurs de la plateforme. Or, les Conditions Générales de Vente (CGU), que nous cochons tous au moment de notre inscription, font bel et bien état non pas d’une charte éditoriale mais de règles morales de vie en communauté.
Si nous, utilisateurs des réseaux sociaux, sommes les membres d’une communauté à laquelle nous acceptons d’adhérer en connaissance des règles comportementales édictées dans les CGU et si les comptes incriminés sont supprimés en raison d’une entorse auxdites CGU, alors nous avons affaire à une censure sociale. Autrement dit, au bannissement des auteurs de ces comptes car leur comportement a nui aux règles de la vie collective dans ces communautés virtuelles que sont les réseaux sociaux.
LES GAFAM ONT-ELLES AUTORITÉ POUR PROCÉDER À LA CENSURE DES COMPTES DE LEURS ABONNÉS ?
Parmi les objections, nombreuses, des tenants de la liberté d’expression, on s’érige contre l’absence de légitimité des GAFAM à supprimer les comptes de Donald Trump et de quelques-uns de ses plus fidèles alliés.
Parmi les arguments rencontrés, on trouve une critique d’un procédé considéré comme anti-démocratique ou encore contraire à la liberté d’expression. D’autres arguent que Twitter, entreprise privée, est tenue d’observer les lois concernant la liberté de la presse. Enfin, Donald Trump, président élu encore en exercice, aurait plus d’autorité que les dirigeants des GAFAM et donc ceux-ci ne pourraient lui imposer leur censure sans nier le pouvoir conféré par les urnes en 2016.
Qu’en pense le droit ?
En 2004, les GAFAM ont accepté de ratifier (pour exercer en France) la Loi pour la Confiance dans l’Économie Numérique qui suppose que les limites à la liberté d’expression sont les mêmes que celles qui concernent le citoyen français. Ainsi, on pourrait tout dire sur Twitter ou Facebook à condition de ne pas inciter à la haine, à la violence, de ne pas injurier, de ne pas discriminer etc. En théorie donc, les mêmes lois s’appliquent aux utilisateurs français des réseaux sociaux qu’au citoyen lambda qui proférerait les mêmes propos à la télévision.
Donald Trump n’est pas un citoyen français. Les violations dont il pourrait se rendre coupable depuis le territoire américain ne sont pas soumises aux mêmes limites. On le sait, la liberté d’expression n’y est que très peu limitée. C’est ainsi qu’on voit défiler, en costume d’apparat et bras au vent, chaque 20 avril, des poignées d’agités venus célébrer la mémoire de leur moustachu à la mèche.
Si la liberté d’expression aux États-Unis ne connaît virtuellement pas de limite, comment les GAFAM peuvent-elles alors justifier la censure des comptes concernés ? Eh bien en s’appuyant sur le contrat commercial passé avec le client utilisateur, c’est-à-dire les fameuses CGU (on ne répètera jamais assez l’importance de les lire AVANT de cliquer).
Donald Trump a-t-il enfreint les CGU ? La réponse est oui. Twitter a déjà abondamment averti Donald Trump, notamment en accompagnant ses messages les plus dangereux d’un bandeau préventif après les élections de novembre : «Une partie ou la totalité du contenu partagé dans ce tweet est contestée et susceptible d’être trompeuse quant à une élection ou à un autre processus civique».
Depuis, il a déjà été par deux fois «puni» par des épisodes de suspension temporaire sans suppression de son compte. Avec menace de suppression de compte en cas de récidive. Or, son comportement après l’invasion du Capitole mercredi dernier n’a pas varié d’un iota de sa ligne habituelle. Il a continué à répandre les mêmes théories de fraude (et rappelons-le, à ce jour, aucune preuve n’a été apportée) ce qui a donc amené à la décision de vendredi soir avec la justification suivante : «violations répétées et graves de (la) politique d’intégrité civique» du réseau.
En résumé, Donald Trump a enfreint les règles fixées par les CGU et est donc banni à ce titre.
PETITE MÉTAPHORE PARCE QUE LES MÉTAPHORES, C’EST CHOUETTE
Pour ceux qui auraient du mal à comprendre comment une entreprise privée peut avoir autant d’autorité sur ses utilisateurs, métaphorons.
C’est dimanche et vous vous rendez dans un célèbre magasin nordique au logo jaune et bleu. Vous n’êtes pas très content de la notice de montage de votre dernière commode Brixdenschmurztrand et vous vous mettez à brailler comme un putois, criant votre mécontentement, juché sur une table. On envoie la sécurité qui vous expulse manu militari.
Le magasin est-il dans son bon droit ? Oui ! A-t-il, en vous coupant le sifflet, nié votre liberté d’expression et censuré votre colère ? Oui ! En avait-il le droit ? Oui ! Pourquoi ? Parce que vous êtes chez lui !
Eh bien c’est pareil pour les réseaux sociaux. Le fait que ce soit gratuit, que nous y mettions notre vie et nos pensées les plus profondes (ou pas) ou même que nous considérions une page comme notre «mur» n’y change rien. Nous sommes invités chez Mark, Noah, Evan, Steve, Chad ou encore Kevin et même s’ils nous laissent redécorer les murs et poser de nouvelles moquettes, nous sommes priés de laisser la place aussi propre en partant que nous l’avons trouvée. Et le mieux, c’est que notre chouette bande de richissimes copains de la net économie nous a fait signer un petit papier numérique qui les autorise à faire ce qu’ils veulent et que nous n’avons, je le rappelle, même pas lu !
Alors oui, de nombreux articles de qualité écrits par d’éminents journalistes, des scientifiques de renom, des philosophes, des artistes et des pékins lambda dans mon genre font tout le sel de ces réseaux mais ça n’en fait pas pour autant des organes de presse. Vous aurez beau accrocher tous les Degas de la Terre sur les murs de votre boucherie, ce sera toujours… une boucherie !
QUELLES SONT ALORS LES BONNES QUESTIONS À SE POSER ?
Qu’est-ce qui a décidé les GAFAM à sévir ?
C’est une excellente question et je me remercie de l’avoir posée.
Voilà en effet des années que Donald Trump excite ses troupes à longueur de tweets, qu’il répand un ramassis de propos mensongers, qu’il déblatère à tour de bras sur ses opposants en agitant les rumeurs les plus folles, les insultes les plus bas de plafond et le tout sans jamais être inquiété. Les GAFAM ont laissé passer crème toutes ses élucubrations sans jamais s’en émouvoir.
Pourquoi le censurer seulement maintenant ?
Les mauvaises langues diront qu’il est maintenant du mauvais côté du manche. Ses soutiens le lâchent les uns après les autres. Il a définitivement perdu les élections. Il n’aura plus aucun pouvoir pour agir contre les intérêts des GAFAM qui ont pu avoir peur de son pouvoir de nuisance et laisser agir avec une certaine lâcheté.
C’est sans doute en partie vrai.
Mais ne négligeons pas l’impact du traumatisme de la prise d’assaut du Capitole, mercredi dernier.
Vu de France, où les protestations populaires sont nombreuses et courantes, la tentation de minimiser le traumatisme du Capitole est grande. Après tout, il n’y a eu «que» cinq victimes et les acteurs de ce que l’on répugne à qualifier de tentative de coup d’État sont rentrés tranquillement chez eux dès que le Lider Maximo leur en a intimé l’ordre.
Sauf que, vu des États-Unis, l’affaire est perçue très différemment. L’enceinte du Capitole n’a été violée qu’une seule fois. C’était en 1814, pendant la guerre anglo-américaine. Les troupes britanniques avaient alors réussi à envahir le bâtiment et à l’incendier. Même pendant la Guerre de Sécession, l’intégrité des bâtiments symboliques de la République américaine avait été respectée. Jamais les troupes, qui se battaient pourtant non loin de là, n’avaient osé s’y attaquer.
Les partisans de Trump se sont donc rendus coupables, auprès d’un très grand nombre d’américains, tous camps confondus, d’un véritable sacrilège. C’est d’ailleurs pourquoi, très rapidement, des théories fumeuses ont tenté de faire passer les émeutiers pour des «antifas» infiltrés. Ben oui, c’est pas des masses top moumoute d’avoir dans ses rangs ce genre d’ostrogoths quand on prétend au patriotisme le plus pur.
Bien sûr, ces théories ont nombre d’adeptes selon la règle du «plus c’est gros, plus ça passe». Mais heureusement, nos «courageux» rebelles ont pris soin de montrer leurs trombines sur les réseaux sociaux en position avantageuse. Les principaux leaders ont rapidement été identifiés et leur affiliation aux mouvements QAnon ou suprémacistes blancs pro-Trump rapidement avérée.
La veille de la «prise du Capitole», le député républicain Mo Brooks appelait d’ailleurs la foule en ces termes «We will take names and kick asses» (Nous prendrons des noms et nous botterons des derrières). Rien de très pacifique ni de très rassurant et un discours surtout totalement raccord avec les agissements du lendemain, difficile à coller sur le dos des antifas.
Dès le lendemain, des photos inquiétantes ont fait surface montrant des hommes porteurs de menottes en plastique et lourdement armés.
L’ambiance qui régnait ce jour-là cessa assez rapidement d’être guillerette et primesautière comme on peut le voir ici.
On peut comprendre que les GAFAM se soient soudain affolés de l’ampleur que prenaient les événements. Il se peut que leur décision ne soit que le fruit d’un calcul économique : le pouvoir change de main, il risque d’y avoir des suites judiciaires aux événements de la semaine dernière et les services juridiques de la net économie de s’agiter en tous sens pour rendre leur gazon irréprochable avant l’arrivée des fédéraux. Tout ceci est possible.
Mais je penche pour une seconde hypothèse…
QUI SONT LES GAFAM ?
Ces géantes de l’économie sont apparues il y a une vingtaine d’années. Point commun entre toutes, le profil de leurs fondateurs. Autrefois, dans les garages, on faisait du rock. Et puis Gates, Brin, Jobs, Zuckerberg et autres génies de la tech sont arrivés. Ils ont investi les caves, les garages, les chambres d’étudiants et à l’âge où, généralement, nous prenions notre première cuite, ils étaient déjà milliardaires. Quand nous passions beaucoup de temps à tenter de pécho notre premier amour, ils inventaient le monde de demain. Souvent en autodidacte. En bricolant, pépouze, entre deux pizzas et quatre litres de coca, ils ont façonné le monde dans lequel nous vivons.
Idéologiquement, ce sont des libertariens. Autrement dit, des ultra-ultra-libéraux sur le plan économique avec une vision progressiste des règles morales. Leur vie est consacrée à leur travail. Leur univers est l’écran. Ils ont succédé aux traders dans la hiérarchie des dominants. La moyenne d’âge dans les entreprises de la tech économie tourne autour de 34 ans. Ils sont déconnectés du réel. En témoigne les discours d’un Laurent Alexandre qui ne jure que par l’avènement de l’Intelligence Artificielle et qui professe que nous vivrons un jour dans un monde où ceux qui n’auront pas su s’adapter et rester plus indispensables que la machine seront voués à disparaître.
Tout ceci dresse le profil type de démiurges tout puissants et en même temps ignorants des mouvements physiques, politiques et moraux qui agitent le peuple (et non, il n’y a rien, dans ce mot, de péjoratif).
Pourquoi cette censure n’est-elle pas arrivée il y a un an, quand Trump a commencé à sombrer dans un délire sur le trucage des élections à venir ? Je les soupçonne d’avoir été saisis par le tour qu’ont pris les choses. De n’avoir rien pris de ce qui se disait sur les réseaux au sérieux. Ils ont joué avec le feu, persuadés que le peuple n’était qu’une entité informe, presque fantomatique, virtualisée par la pratique à outrance des écrans. Et soudain, leur joujou leur pète au visage. Ils découvrent qu’ils n’ont pas le contrôle, abasourdis de découvrir que le monde n’est pas leur terrain de jeu.
SE DÉFIER DES ANALOGIES
À ceux qui seraient tentés de faire une analogie entre les gilets jaunes et les émeutiers du Capitole et qui auraient de la peine à considérer ce mouvement dans son exacte violence, je voudrais dire ceci.
Ce qui s’est passé au Capitole mercredi dernier n’était sans doute pas le dernier acte d’un mouvement désorganisé. Voilà des années que des reportages nombreux nous montrent une Amérique paranoïaque qui joue à la guerre et s’entraîne au fusil d’assaut, abreuvée de théories survivalistes, de récits eschatologiques, mue par une haine sans bornes pour la différence et le progrès. Nous n’avons pas affaire à des gens qui réclament plus de respect, de considération, de pouvoir d’achat ou de liberté. Non ! Les émeutiers du Capitole sont des racistes, des néo-nazis qui arborent des T-shirts moquant Auschwitz, des paramilitaires qui déambulent en treillis armes au poing. QAnon les a rassemblés en leur faisant don d’un narratif prophétique syncrétique dans lequel tous se sont reconnus. Et Donald Trump, milliardaire autoproclamé, escroc notoire, ami d’Epstein, ex-vedette de téléréalité, leur a donné une raison de se battre.
Le laisser dérouler sa partition n’est pas une option. Nous sommes des démocrates. Nous sommes attachés à la liberté d’expression. Nous craignons qu’elle ne soit limitée et que le cas Trump ne crée un précédent qui inaugure des temps incertains pour les oppositions politiques mondiales. C’est possible. Les GAFAM ont déjà prouvé par le passé qu’ils pouvaient sans sourciller pactiser avec des législations liberticides que ce soit en Chine ou même en France. Mais peut-on défendre la liberté d’un homme de manipuler les masses à coups de mythes et de fables messianiques ?
Seul l’avenir nous dira si la décision des GAFAM aura été une stratégie d’apaisement ou d’embrasement. À moins qu’elle ne soit arrivée que bien trop tard.