L’organisation de l’édition scientifique amène à remettre en cause le discours de vérité qu’elle prétend produire. C’est ce que met au grand jour la récente affaire du Lancet qui cristallise une dynamique contradictoire : la captation financière des bénéfices de l’édition de textes scientifiques et la libre circulation des idées de la recherche au bénéfice des chercheurs eux-mêmes. Quand un chercheur publie, non seulement il paie pour le faire, non seulement il abdique l’usufruit de son travail mais en plus, il doit payer un abonnement pour que ses étudiants y aient accès. Double bénéfice et spoliation.
La fraude scientifique est estimée aujourd’hui à environ 2% de l’édition
C’est une logique malsaine qui décentre le poids de la recherche du laboratoire à l’imprimeur. Elle aboutit à des drames comme le suicide d’Aaron Swartz et à la création de circuits de contournement institutionnels comme des dépôts d’archives ouvertes de textes scientifiques «publiés ou non» qui rendent gratuit ce que les éditeurs font payer – l’archive ouverte pluridisciplinaire HAL est destinée au dépôt et à la diffusion d’articles scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, et de thèses, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés – et qui diluent la voix des vrais chercheurs tout en favorisant l’auto-promotion des recherches de moindre valeur, le tout encouragé par les politiques publiques comme le souligne l’adoption de la loi pour une République Numérique du 28 septembre 2016 instaurant que :
l’auteur dispose, même après avoir accordé des droits exclusifs à un éditeur, du droit de mettre à disposition gratuitement […] la version finale de son manuscrit acceptée pour publication
[source: https://www.ccsd.cnrs.fr/2016/10/vos-depots-dans-hal-ce-qui-change-avec-la-loi-pour-une-republique-numerique/].
Il est quand même pour le moins étonnant de devoir protéger par la loi les auteurs de publications scientifiques des procès que leurs imprimeurs voudraient leur intenter. Les carrières et les évaluations desdits chercheurs dépendent pourtant uniquement du nombre de publications dans ces supports et de leur citations. Or si la qualité des revues était autrefois justifiée par la constitution de comités d’évaluation réunissant les meilleurs chercheurs d’une discipline, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Trois raisons à cela : la démultiplication du nombre de supports rend le nombre d’évaluateurs ingérable. La démultiplication des disciplines ouvre la porte à de multiples publications. Enfin, la logique quantitative pousse à diluer l’innovation. Un chercheur stratège publie dix fois une même analyse sur plusieurs années plutôt qu’une fois : c’est plus rentable pour sa carrière. À cela s’ajoute que les mécanismes de recrutement des universités poussent les comités de recrutement de jeunes chercheurs à privilégier les publications reconnues localement.
La fraude scientifique est estimée aujourd’hui à environ 2% de l’édition [source : A. Fagot-Largeault, A., «Petites et grandes fraudes scientifiques», Fussman G (dir.), La Mondialisation de la recherche, Paris : Collège de France.] et l’on peut estimer que depuis la publication-canular d’Alain Sokal en 1996 [source : Social Text 46/47, printemps/été 1996, p. 217-252.], le nombre de publications travesties va croissant [source : J.-A. Lindsay, P. Boghossian, & H. Pluckrose, Academic Grievance Studies and the Corruption of Scholarship, Areo, 2018].
C’est ce qui amène Didier Raoult à dire que la presse scientifique est devenue «une presse d’opinion». La crise est patente dans le domaine des littératures et des sciences humaines où la notion d’observatoire varie selon l’angle idéologique qui a présidé à la naissance de la discipline et au positionnement d’une doctrine. La démultiplication des études sur le genre, la multiplication de polémiques infondées scientifiquement sont symptomatiques de cette situation alarmante où tout peut être publié. La falsification est une affaire de discours, comme nous l’avons montré par ailleurs. Le fond étant affaire d’opinion, la controverse cédant à la polémique, seules prévalent aujourd’hui les qualités de forme.
À ce phénomène s’ajoute la diversification des sources de diffusion des résultats de la science à travers les réseaux numériques.
Le fait s’impose de plus en plus, y compris dans la communauté des chercheurs, que la visibilité qui est source de légitimité, s’acquiert avant tout à travers les réseaux numériques. Et les institutions en même temps qu’elles critiquent Wikipedia n’ont de cesse que de démultiplier des initiatives qui voudraient concurrencer l’encyclopédisme numérique par la publication de portails internet de la science, au point que le domaine pourtant récent des Humanités numériques est en passe de devenir une spécialité à part entière d’autopublication des résultats de la science ; une sorte d’internet parallèle peuplé de chercheurs tentant de faire connaître leurs travaux. C’est sans doute une entreprise vouée à l’échec.
On voit se dessiner clairement les contours d’un cercle vicieux
Il serait pourtant assez facile de sortir de l’ornière si la communauté universitaire acceptait unanimement de revenir à sa mission première : la certification. L’Université dans sa partie pédagogique par exemple a pour mission de certifier la valeur des candidats à un diplôme dont les parties sont fixées par la corrélation entre les contenus des cours et les avancées de la science dans un domaine bien précis. On imagine facilement que des chercheurs reconnus, constitués en associations libres, se dotent de la mission de certifier des contenus numériques librement accessibles en dehors de tout modèle de rémunération.
L’horodatage des données, la traçabilité des identités permettraient de qualifier des contenus au vu des données de la science à un instant donné conformément aux missions de la recherche libre. Ces certifications, qui pourraient être des brevets numériques appuyés sur la blockchain, attesteraient que tel article collaboratif publié sur tel site de recherche – et pourquoi pas Wikipedia – à telle date et à telle heure dans telle langue et accessible à telle URL est conforme aux canons académiques de la science universitaire.
Gageons qu’à ce prix-là, nous verrions en un an, l’ancien système des imprimeurs laisser place à un renouvellement complet des procédés de la science tirés vers le haut.
Xavier-Laurent Salvador, Maître de Conférence HDR à l’Université Sorbonne Paris Nord