Il est effectivement toujours intéressant d’aller voir les autres pays pour y comparer sa démocratie. Le Chili, qui connaît une explosion sociale depuis le 18 octobre 2019 mérite que l’on s’y attarde. Si la comparaison doit garder toute proportion, il n’en reste pas moins que certains points communs ont des résonances pertinentes entre nos deux pays.
Le Chili n’est pas un exemple anodin : c’est LE pays de l’expérimentation néolibérale. En 1973, avec le coup d’état de Pinochet, celui-ci s’entoure ensuite d’économistes allaités aux théories de Milton Friedman, économiste ultra-libéral et fondateur de l’école de Chicago. Ces «Chicago Boys» ont appliqué dans ce pays les préceptes édictés par leur mentor, tandis que Pinochet organisait la répression sanglante de toute opposition. Les services publics, les infrastructures étatiques ont été soigneusement vendus, distribués aux fidèles, ou tout simplement détruits (comme le réseau ferroviaire afin de remercier les routiers pour leur appui au régime).
Pendant plus de trente années, la doctrine néo-libérale s’est déployée… jusqu’à ce jour du 18 octobre 2019.
Piñera, actuel président du Chili, décide d’augmenter le ticket de métro de 30 pesos. Il faut savoir qu’au Chili, le prix du ticket de métro dépend de l’heure à laquelle vous le prenez : pendant les heures de pointe, il est plus élevé que lorsque vous le prenez en heure creuse. Devant les premières protestations, celui-ci dira que si les travailleurs ne peuvent pas supporter cette augmentation, ils n’auront qu’à prendre le métro plus tôt !
Cette phrase méprisante, couplée à la hausse inédite du ticket, est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le 18 octobre, s’organisait le première grande manifestation à Santiago avec très vite un slogan qui fleurit : No son 30 pesos, son 30 años (Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans [de libéralisme]).
Le Chili est le pays de l’OCDE le plus inégalitaire. Si l’économie du pays a certes progressé, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres y est ici le plus exacerbé. Cela ne concerne pas que les écarts de revenus, mais également dans l’accès aux représentations politiques, à l’éducation et à la santé. Faire des études supérieures est réservé à une élite qui, elle seule, peut investir dans des frais de scolarité exorbitants. Le système de santé est lui aussi coupé en deux : vous faire soigner dans un hôpital privé est impossible si vous n’avez pas de carte, même si vous êtes accidenté juste devant leurs portes. Le système de retraites est également fortement dénoncé dans les manifestations.
Le Chili a été le premier pays à mettre en place un système de retraites par points. S’il existe un socle de base garanti par l’État, celui-ci ne couvre plus aujourd’hui les besoins vitaux des retraités. Ce sont bien les «AFP» (associations de fonds de pensions) qui ont repris en main le système et qui distribuent la majorité des pensions chiliennes de retraite.
Partout, dans toutes les grandes villes du Chili, vous retrouvez sur les murs ce slogan : «No + AFP» (Plus jamais d’AFP). Elles sont accusées de s’enrichir au détriment des retraités qui se retrouvent appauvris par ce système. Il existe 6 AFP au Chili, chaque AFP compte la même trésorerie que l’État chilien. Autant dire 6 géants qui décident seuls, sans aucun contre-pouvoir. La constitution garantissant par ailleurs cette liberté économique totale. À l’époque de leur immersion dans le système à points, leur venue était saluée par le monde politique et médiatique. Comme le montre cet article du Mercurio (journal quotidien de référence au Chili), les AFP devaient même garantir aux chiliens un niveau de pension équivalent au salaire.
La réalité après plusieurs années de ce système est aujourd’hui toute autre : 80% des retraités touchent une pension inférieure au SMIC. Si les chiliens peuvent partir à l’âge de 60 ans, ils ne partent en réalité que vers 67 ans tant leur pension est invivable. Ils se retrouvent obligés de vivre avec leurs enfants, ou de travailler, ou pire, de mendier.
L’opposition depuis le 18 octobre est donc très forte. C’est une véritable insurrection, et la grande majorité des rues de Santiago et des grandes villes sont recouvertes de slogans dénonçant et critiquant ce régime et toutes les injustices. Les slogans sont nombreux, variés, mais tous traduisent la volonté d’en finir avec ce système économique injuste, et la volonté de le combattre ensemble, dans une même dynamique, pour recréer un destin commun qui ne laisse plus de victimes. «El Pueblo unido jamas sera vencido» (Un peuple uni ne sera jamais vaincu) est le plus repris, même si on trouve ici et là quelques références aux manifestations françaises avec des slogans français ainsi que le port du gilet jaune.
La colère est aussi contre le système médiatique. El Mercurio, principal journal quotidien d’information du pays, est envahi dans plusieurs villes car celui-ci ne couvre pas l’actualité sociale.
L’opposition politique n’y est que très peu décrite. Les revendications et la colère sont également très fortement exprimées contre les répressions policières.
Les chiffres officiels parlent de quelques morts, mais ce sont en réalité des dizaines de morts, des dizaines de disparus, des centaines de viols (femmes et hommes), des centaines d’éborgnés et des milliers de blessés depuis octobre qui sont à dénombrer. Allant chercher les manifestants jusque dans les barrios (quartiers) populaires.
Sur les murs, leurs photos, leurs noms, les conditions de leur disparition, de leur torture également sont affichées. À l’image de cette femme, Daniela Carrasco, connue sous le nom de «La Mimo» gagnant sa vie dans les rues de Santiago en faisant des mimes. Elle a été retrouvée le lendemain de la première manifestation du 18 octobre pendue, violée, les membres cassés, les os brisés.
Le «maintien de l’ordre» au Chili est assuré par les carabiñeros. Au Chili, ils sont appelés les Pacos (Paco est le diminutif de François) car ce sont des hommes communs qui se sont engagés afin de profiter de l’impunité totale dévolue à cette milice par le pouvoir politique. Leur impunité est totale, tout comme leur pouvoir qui effraie la population. Se faire arrêter pour être mal garé sur la voie de circulation relève d’une peur vécue au quotidien, surtout près de la plaza d’Italie (surnommée depuis les manifestations Plaza de la Dignidad car haut-lieu de regroupement des manifestations).
La loi anti saqueo votée en janvier vient renforcer la répression policière. Dorénavant, écrire un slogan sur les murs est passible de 5 ans de prison, tout comme participer à une manifestation bloquant la circulation (sic).
Ici, au Chili, le visage du néo-libéralisme se montre au grand jour. Le Chili est le pays où les traités de libre-échange couvrent plus de la moitié du PIB, le rendant tributaire des échanges internationaux. L’industrie chilienne est anecdotique, les exportations ne se faisant que sur des produits bruts (cuivre, poissons, fruits).
L’écologie est bien évidemment une victime de plus, et pourtant les dégâts du dérèglement climatique y sont bien visibles : icebergs de plus en plus grands qui se détachent des glaciers de plus en plus fréquemment en Patagonie, inondations au Nord dans le désert d’Atacama qui ravagent des villes comme San Pedro qui ne connaît pourtant qu’un 1 mm d’eau par an habituellement… Si le pays était prêt à accueillir la COP25, les réalisations pour endiguer le changement ne sont pas à l’oeuvre : les déplacements ne se font qu’en avion, en car ou en camion, le rail est banni.
Pourtant une solution a été soulevée pour revoir ce système libéral inscrit jusque dans la Constitution : faire une assemblée constituante ! Pourtant, même ici, les chiliens découvrent la farce de cette idée car si Piñera a repris le slogan, il tente d’en imposer le processus. Les députés chargés d’écrire la nouvelle Constitution devraient être pour moitié… les mêmes qui sont au pouvoir actuellement ! et validés par le gouvernement !
C’est pourquoi malgré les vacances scolaires (décembre à février), les manifestations continuent et la rentrée en mars promet d’être encore très suivie tant la contestation est immense. Cette contestation a les yeux tournés vers l’avenir. Ils sont déterminés à mettre fin à ce qu’ils ont connu et leur perspective va du côté d’un modèle démocratique, social, écologique. Ils ne sont pas bernés par le mirage de l’extrême-droite, car ils savent que ces derniers marchent main dans la main avec le système libéral. N’est-ce pas Pinochet qui a fait entrer les Chicago Boys ?
De mon passage au Chili, j’en garde une impression forte : celle d’avoir voyagé dans un pays à qui on a laissé les rênes aux néo-libéraux pendant des dizaines d’années, et voir vers où le néo-libéralisme nous emmène, voir ce que nous pouvons devenir.
Nous sommes tous de futurs chiliens.
Tant qu’il y aura de la misère, il y aura la rebellion.
Crédits Photo @JulieGarnierFI