Ils sont minuscules, mesurent parfois à peine quelques millimètres, mais tellement essentiels dans nos usages quotidiens. Les semi-conducteurs sont une denrée de plus en plus rare ces derniers mois. Éléments indispensables à la quatrième révolution industrielle, leur production fait récemment face à une pénurie qui exacerbe les tensions autour de l’approvisionnement présent et futur de ce nouveau pétrole.
Parce qu’ils permettent à nos smartphones, nos écouteurs, nos ordinateurs et bien d’autres objets connectés de fonctionner, les semi-conducteurs sont devenus des composants indispensables dans notre quotidien. Leur usage, qui s’est étendu à des domaines multiples en quelques années, en fait l’industrie la plus stratégique des prochaines décennies avec le Big Data. Tellement stratégique que des perturbations météorologiques et géopolitiques ont soumis ce secteur à une pénurie qui prive l’économie numérique de son principal carburant.
Une pénurie mondiale de puces électroniques
Une conjonction de facteurs explique l’actuelle surchauffe de cette industrie. En premier lieu, la pandémie de Covid-19, qui a imposé le confinement et la généralisation du télétravail, a considérablement accru la demande en matériel informatique : ordinateurs, objets connectés mais aussi infrastructures cloud ont soumis les chaînes de production à une première tension. À cela s’ajoutent le déploiement simultané de la 5G sur plusieurs continents depuis 2020 et le minage de cryptomonnaies qui a augmenté la demande en serveurs. La sortie du nouvel IPhone 12, de la Playstation 5 ou de la Xbox Series X, équipés de ces précieux composants, a encore aggravé les besoins. Parallèlement, la situation s’est également tendue du côté de l’offre : plusieurs problèmes intervenus sur des sites de production ont enfoncé le clou sur les chaînes d’approvisionnement. L’incendie de l’usine du japonais Renesas Electronics à Naka le 19 mars dernier ou le gel et les fortes tempêtes de neige au Texas ont obligé plusieurs fabricants à stopper net leur production. Le numéro un mondial des semi-conducteurs, le taïwanais TSMC, n’est pas en reste : faute de typhon en 2020, les réserves hydriques sont au plus bas et l’île connaît une sécheresse sévère qui impacte directement la fabrication des précieux composants, l’eau étant un élément essentiel pour polir les fines tranches de silicium qui sont la base des puces.
Le secteur pâtit aussi des tensions sino-américaines particulièrement vives dans le domaine technologique. L’ancien président américain Donald Trump a interdit en mai 2019 à tous les fondeurs utilisant des équipements et matériaux américains de fournir Huawei en puces pour smartphones, invoquant des menaces pour la sécurité nationale des États-Unis. Le géant des télécoms chinois a donc anticipé l’arrêt de son approvisionnement en faisant des stocks de micro-puces avant que les sanctions commerciales américaines ne l’empêchent d’en commander davantage. Ses concurrents ont fait de même, asséchant encore les réserves.
L’explosion de la demande mondiale en semi-conducteurs pèse aujourd’hui sur l’industrie automobile qui est touchée de plein fouet par la pénurie. En raison de la priorité donnée à la téléphonie et à l’informatique en pleine pandémie, le secteur automobile avait déjà accusé un ralentissement de sa production courant 2020. Mais aujourd’hui, alors que les ventes de véhicules ont rebondi, des chaînes entières de montage sont à l’arrêt à cause du manque persistant de composants : en France, Renault et PSA ont interrompu leur activité quelques jours sur plusieurs sites en février. La majorité des constructeurs, parmi lesquels Audi, Volkswagen, Nissan et Ford, et tout récemment Toyota, ont annoncé avoir suspendu temporairement leur production. Des pertes estimées à plusieurs millions de dollars sont à craindre. Et cette pénurie est appelée à durer.
Le rideau de silicium
Alors que les prochaines décennies seront marquées par une rivalité sino-américaine qui sera avant tout technologique, l’enjeu capital pour chaque grande puissance est de mettre la main sur la production de semi-conducteurs pour en sécuriser l’approvisionnement. C’est à coup d’enveloppes de plusieurs milliards de dollars que les États-Unis et la Chine jouent des coudes pour s’imposer dans cette industrie hautement stratégique au niveau économique et de la sécurité nationale. À tel point qu’aujourd’hui le secteur est l’un des plus subventionnés et que l’on parle désormais de «nationalisme des puces».
Dans le contexte de la compétition économique internationale, les pays occidentaux et les États-Unis en particulier ont pris conscience de leur dépendance aux producteurs les plus avancés sur cette technologie qui sont en majorité asiatiques. Le découplage croissant entre la Chine et les États-Unis ne fait que compliquer l’équation et les pousse à renationaliser les chaînes logistiques. Après avoir compris que contenir l’ascendance de la Chine et imposer des sanctions à Huawei ne pourrait suffire pour garder la tête hors de l’eau et rester compétitifs, les Américains sont passés à l’action. Le 23 mars dernier, Intel a annoncé la construction de deux usines de semi-conducteurs en Arizona pour un investissement équivalant à 20 milliards de dollars. Le but de cette opération est de revitaliser la production aux États-Unis et de renouer avec les puces électroniques «made in America» et retrouver le dynamisme des débuts pour le pays qui a inventé les semi-conducteurs mais a vu leur production partir à Taïwan et en Corée du Sud. En effet, même si les entreprises américaines sont incontestablement en position dominante dans la conception et le design des circuits intégrés, elles n’en produisent que 12% aux États-Unis (contre 37% en 1990). À Washington, beaucoup s’agacent de voir l’excellence technologique américaine ainsi délocalisée dans des pays situés aujourd’hui dans la zone d’influence chinoise.
Consciente des défis à venir, l’administration Biden a pris la question à bras le corps en investissant 50 milliards de dollars pour renforcer la superpuissance américaine dans les semi-conducteurs. Cette enveloppe à destination des champions nationaux devrait notamment servir à distribuer des primes à la production, à investir dans la recherche et dans la création d’un centre technologique national du semi-conducteur. Bien que massif, cet effort fédéral pourrait s’avérer à peine suffisant pour que les entreprises américaines rattrapent leur retard sur leurs concurrentes asiatiques à la pointe dans la miniaturisation. Preuve de l’urgence de trouver rapidement des solutions, Biden a organisé un sommet virtuel lundi dernier rassemblant les PDG de 19 groupes américains et auquel ont participé Brian Deese, conseiller économique de la Maison Blanche ainsi que Jake Sullivan, conseiller pour la sécurité nationale, ce qui en dit long sur le caractère stratégique de cette réunion.
Depuis que l’administration Trump a interdit aux firmes américaines de fournir des composants aux géants chinois Huawei et ZTE, les semi-conducteurs sont aussi le talon d’Achille de la Chine. Depuis 2015, il s’agit d’ailleurs du premier poste d’importations chinoises, devant le pétrole, et en 2020 la Chine a importé pour plus de 350 milliards de dollars de puces électroniques, soit 14,6% de plus qu’en 2019. Sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur est depuis toujours un sujet de préoccupation pour Pékin qui en a fait l’un de ses axes prioritaires de sa stratégie Made in China 2025. L’actuelle pénurie prouve que, malgré les efforts récents, les capacités de production restent limitées. C’est pourquoi le premier ministre Li Keqiang a de nouveau lourdement insisté sur la nécessité de développer l’autonomie technologique lors des deux s essions qui se sont tenues début mars. Le nouveau plan quinquennal adopté lors de cette Assemblée Nationale Populaire, qui prévoit d’augmenter les dépenses en recherche et développement de 7% par an, est marqué par la priorité absolue accordée à la souveraineté dans les technologies émergentes.
La Chine est la plus grande consommatrice du monde en puces mais ses entreprises sont sous-représentées dans le secteur : le pays ne produit que 16 % des semi-conducteurs qu’il consomme et seulement la moitié est produite par des fabricants chinois. SMIC, le plus grand d’entre eux, est en retard de deux générations, ce qui est très handicapant pour soutenir les ambitions de souveraineté de Pékin. Le ministère chinois de l’Industrie et des Technologies de l’information a annoncé en septembre 2020 débloquer 710 milliards de yuans (90 milliards d’euros) pour soutenir 105 projets industriels visant à améliorer l’autosuffisance chinoise dans les technologies de pointe. L’enjeu pour Pékin est de mettre les bouchées doubles afin d’accroître son volume de production et monter en gamme pour fabriquer des puces dernier cri. Le défi de la fabrication peut être relevé même s’il nécessitera du temps. Rien qu’en 2020, plus de 22 000 nouvelles entreprises de semi-conducteurs ont été créées. Il lui sera en revanche beaucoup plus difficile de s’émanciper de sa dépendance totale vis-à-vis des entreprises de CAO (Conception Assistée par Ordinateur) électronique qui développent les logiciels de design des puces, telles que Cadence ou Synopsys, qui sont quasi exclusivement américaines. Son retard et son manque d’expertise dans ce domaine peuvent s’avérer réellement critiques pour le déploiement d’une filière d’approvisionnement autosuffisante.
Taïwan au cœur des tensions
Les semi-conducteurs sont un pivot dans les ambitions technologiques chinoises et américaines. Leur interdépendance dans ce secteur est aussi la cause de leur vulnérabilité. Dans un contexte de rivalité grandissante pour la suprématie, dépendre de son rival dans un domaine aussi stratégique pousse les deux pays à chercher des solutions ailleurs. Malgré des investissements massifs, il semble peu probable, selon FP Analytics, que la Chine atteigne une production complètement indépendante avant une décennie. Les États-Unis sont confrontés au même problème : la relocalisation de leur production est envisageable dans un délai équivalent. En attendant, les deux puissances se fournissent principalement à la même source, à savoir chez le taïwanais TSMC. Numéro un mondial des fonderies, ce fabricant est aussi celui qui propose les puces électroniques les plus sophistiquées avec des transistors de 5 nanomètres. Son usine phare, la Fab 18, est l’usine la plus chère du monde (sa construction a coûté 17 milliards de dollars). Le groupe a même déjà construit une nouvelle usine dédiée à la fabrication de puces de 3 nanomètres dont la commercialisation est prévue pour 2022. Ces prouesses tant technologiques qu’industrielles en font le véritable bijou de l’économie taïwanaise.
Or Taïwan est déjà le point le plus chaud des relations sino-américaines. L’île est au cœur des pressions politiques entre la Chine et les États-Unis et est l’une des zones de contact où les intérêts des deux puissances divergent le plus frontalement. Pékin considère le territoire comme l’une de ses provinces et rappelle régulièrement que Taïwan fait partie d’«une seule Chine», devenu le principe inviolable dans ses rapports avec sa périphérie. Toute attitude de Taïwan vers plus d’indépendance, même dans ses relations diplomatiques avec des pays tiers, rend la Chine extrêmement nerveuse. En janvier 2019, le président Xi Jinping a renouvelé le vœu de réintégrer l’île à la Chine et a même annoncé que le recours à la force pour cette réunification n’était pas exclu. Depuis 1979, Taïwan assure sa protection grâce à un accord avec les États-Unis qui se sont engagés à leur fournir des capacités suffisantes en matière de légitime défense. Sans être un véritable traité d’alliance qui obligerait les Américains à assurer la défense de l’île, cet accord permet une certaine capacité de riposte taïwanaise en cas d’agression. Outil de dissuasion, il participe à la complexité des relations sino-américaines sur ce dossier hautement stratégique pour les deux camps. De nombreux analystes s’accordent à dire que si conflit ouvert il doit y avoir entre la Chine et les États-Unis, la probabilité qu’il soit lié à la situation à Taïwan est grande. Pour les Américains, la crainte de voir Taïwan devenir un nouvel Hong Kong est palpable.
La dépendance des deux pays à TSMC pour se ravitailler en semi-conducteurs fait donc peser un double risque sur Taïwan. La voracité chinoise pour les micro-puces rend l’île doublement attrayante aux yeux de Pékin. À l’inverse, la perspective que la Chine puisse un jour faire main basse sur la pépite taïwanaise déplaît particulièrement aux États-Unis qui, de leur côté, ne veulent pas voir TSMC tomber dans les mains chinoises. Taïwan est donc de plus en plus le centre de gravité d’une rivalité sino-américaine qui est tout à la fois économique, technologique et militaire.
Par Amandine Charley, diplômée en Sciences Politiques et en Études Européennes. Spécialisée dans les relations internationales et la rivalité stratégique et géopolitique entre la Chine et les États-Unis.