Splendeurs et misères de la légitime défense : le point de vue désabusé d’un avocat pénaliste sur le dossier Jacqueline Sauvage
C’est toujours beau l’unanimité.
Surtout quand elle se fait entre politiques de tous bords confondus. C’est si exceptionnel qu’ils soient d’accord entre eux.
Plus encore, c’était presque beau de les voir dire du bien du Président de la République. Un évènement tellement rare à droite. Et encore plus à gauche…
Oui, tous étaient d’accord sur la décision de Monsieur Hollande quant à la grâce octroyée à Madame Jacqueline Sauvage.
Et puis, voilà quelques – rares – personnes viennent tout gâcher, toute cette belle unanimité si rare.
Oh, pas des gens très intéressants, non, pas non plus les plus écoutés, encore moins consultés d’ailleurs… seulement des professionnels du droit.
Car voyez-vous, les professionnels du droit, magistrats, avocats – moi le premier par le biais d’articles, de vidéos, de posts enragés sur les réseaux sociaux – ont très mal réagi à cette décision du Président en exercice.
Certes, on a pu aisément reprocher aux magistrats de réagir de manière corporatiste, ils n’aiment pas que leurs décisions soient mises à mal, ça peut se comprendre, mais bon, ils n’ont pas toujours raison non plus, n’est-ce pas ?… En réalité au-delà d’une critique réelle que l’on peut faire à la juridiction de la Cour d’assises, en ce qu’elle est bien souvent fictivement populaire, tant les décisions sont en réalité prises par les magistrats professionnels (et cela durera tant que personne n’aura le courage de laisser la décision sur la culpabilité aux jurés et de ne faire intervenir les magistrats professionnels que sur la peine), il est caricatural de mettre sous l’étiquette de l’esprit de corps une levée de bouclier si générale (et là aussi unanime des différents syndicats de magistrats) contre cette décision de grâce.
D’autant que beaucoup d’avocats, y compris comme moi habituellement en défense, sont également vent debout.
Il n’est évidemment pas question de remettre en cause le principe de la grâce présidentielle, vieil héritage monarchique inscrit à l’article 17 de notre Constitution. En cela, ce «monarque» qu’est le Président accorde à qui il veut sa clémence, réduisant d’un trait de plume régalien les peines de ceux qu’il pense devoir en bénéficier. Non, le problème vient du fait que François Hollande n’aurait pas pu choisir plus mal, plus mauvaise icône, pire cliente à gracier. Comme l’a écrit une magistrate, «la mauvaise personne pour le bon combat» : la lutte contre les violences conjugales.
Certes, on ne peut le lui reprocher totalement, tant il a été l’objet d’une campagne médiatique qui a travaillé chaque français, et donc lui in fine, au corps, au cœur même. Une campagne médiatique dont l’efficacité est inversement proportionnelle à l’intelligence du propos juridique soulevé par les avocates de Madame Sauvage.
Rappelons leur théorie. Une femme battue toute sa vie et qui tuerait son mari à un moment où elle n’est pas en danger devrait bénéficier tout de même de la légitime défense. Une légitime défense «différée».
Concept magnifique, concept magique, mots simples qui ont enflammé la sphère médiatique et de là l’esprit de chaque français, la table de chaque famille à Noël, bien entendu sans se soucier de la réalité juridique de cette notion qu’est la légitime défense.
Mais bon, allait-on vraiment écouter ces professionnels du droit nous ennuyer avec leurs notions juridiques ?
Manifestement non.
Et c’est dommage car nous aurions pu rappeler que tuer quelqu’un hors d’une situation de danger ne s’appelle pas de la légitime défense mais bel et bien un meurtre… C’est d’ailleurs sur cette qualification que Madame Sauvage a été condamnée (à 10 ans de prison), deux fois…
Peut-être est-il temps d’expliciter quelques éléments de droit pour que chacun soit – enfin – éclairé et comprenne de quoi il retourne.
D’abord, il faut sans doute rappeler que notre système judiciaire, c’est-à-dire la possibilité de saisir la police puis un juge pour faire condamner et obtenir réparation d’une contravention, d’un délit ou d’un crime dont on aurait été victime, a été fondé pour empêcher toute velléité de «vengeance», de se «faire justice soi-même». C’est peut-être une évidence, mais elle semble bien oubliée en ce moment.
Ensuite, il faut rappeler ce qu’est la légitime défense. Cette notion juridique est ce qu’on appelle un fait justificatif. Cela signifie qu’une personne va commettre un acte habituellement réprouvé et condamné (violences physiques pouvant aller à l’homicide) mais que cet acte ne va pas être condamné car il apparaît justifié. Par quoi ? Dans le cadre de la légitime défense par l’idée que la commission de cet acte négatif était une réaction nécessaire pour sauver sa propre vie ou celle d’autrui. «C’était lui ou moi».
L’article 122-5 alinéa 1 du Code pénal dispose : «N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte».
La légitime défense des personnes – de soi ou des autres – nécessite ainsi la réunion de cinq conditions :
1) l’atteinte à la personne doit être réelle ou du moins vraisemblable. La réalité de l’atteinte implique l’existence concrète d’un danger, d’une menace, physique ou moral(e), pour soi-même ou pour autrui. Si le danger n’existe plus la riposte n’est plus légitime : tel serait le cas de celui qui tire sur quelqu’un qui a lâché son arme et mis ses bras en l’air en signe de reddition. Dans certains cas, le danger est évident, dans d’autres cette condition implique de se plonger dans la psychologie de l’auteur afin de voir par le contexte, par son vécu, par son âge etc… si le danger eût été ressenti par tout individu se trouvant dans une situation identique, ce qui le rend «vraisemblable» et donc sa réaction justifiable, ou si le danger n’était que «putatif». Ainsi, un homme qui tire sur la voiture qui fonce sur lui est en situation de légitime défense car il pouvait vraisemblablement penser, dans un «climat de peur» lié à un cambriolage de nuit, que les cambrioleurs qui la conduisaient voulaient l’agresser, même si en réalité ceux-ci voulaient simplement fuir (C, 8 juill. 2015, n° 15-81.986) ;
2) l’atteinte à la personne doit être injustifiée, ce qui interdit de considérer comme légitime toute réaction à un acte légal. Ceci explique l’interdiction faite de toute résistance aux agents de la force publique dont l’action est présumée légale, sauf à prouver une illégalité manifeste (différence par exemple entre «l’usage de la force strictement nécessaire pour interpeller» un individu et le fait de le frapper alors qu’il est menotté). Ceci explique également que la réaction n’est pas légitime si l’agression n’est elle-même qu’une réponse à une provocation ou une atteinte ;
3) la riposte à l’atteinte doit être nécessaire, ce qui signifie que la réaction n’est légitime que s’il était impossible d’empêcher les conséquences de l’atteinte ou de l’agression sans cet acte. Celui-ci doit être une «nécessité absolue», il «fallait» réagir, riposter pour éviter l’atteinte. La jurisprudence est très sévère sur ce critère : si d’autres moyens étaient possibles, tels que l’alerte des services de police, la sommation, l’usage d’une force moindre… la riposte ne sera pas légitime. Ainsi est légitime l’acte de tuer le conducteur d’une voiture qui écrase volontairement une autre personne, aucun autre moyen de l’arrêter n’existant (Crim, 24 févr. 2015, n° 14-80.222) mais n’est pas légitime l’usage d’une arme dans un contexte de rixe à mains nues ;
4) une riposte concomitante ; ce qui signifie que la défense doit être immédiate, dans le même temps que l’agression, pour être légitime. N’est plus que de la vengeance privée, illégitime, le fait d’agir dans un second temps : ainsi une personne agressée qui retourne chez elle pour revenir avec un fusil tirer sur son agresseur n’est pas en état de légitime défense ;
5) une riposte proportionnée. En effet, il ne saurait être considéré, dans une société pacifiée, comme légitime le fait de tirer et de tuer une personne au motif que celle-ci aurait mis une claque au tireur… La riposte pour être légitime doit donc être équivalente, comparable, à l’agression. Un coup de poing sera légitime pour répondre à un autre coup de poing.
Toutefois, le juge sera très attentif au contexte de l’acte avant de l’estimer justifié : ainsi une gifle portée en réponse à une autre gifle peut ne pas être proportionnée, et donc légitime, si la première est donnée par une femme «âgée de 74 ans, pesant 40 kg pour 1.60m» et la seconde par «un homme» ayant profité «de la différence d’âge et de sa constitution» (Crim. 22 mai 2007).
Si l’on met ces principes en application dans les dossiers médiatiques du moment, on peut voir que :
1) la légitime défense a été admise avec raison dans le dossier Alexandra Lange, toutes les composantes de la légitime défense étant réunies : une réaction concomitante à une agression (son mari est en train de l’étrangler au moment où elle le frappe avec un couteau et le tue), une réponse jugée proportionnée à l’attaque (c’est «elle ou lui») dans un contexte où le danger pour sa vie est «vraisemblable» (son mari n’a aucune limite, il apprend qu’elle veut le quitter lui qui se considère comme son propriétaire, il l’étrangle…). La solution est donc conforme à la jurisprudence et juste.
2) quant au dossier de Madame Sauvage, rappelons quelques éléments. D’abord, il semblerait, selon la presse, qu’il y ait un doute sur les violences subies par celle-ci. Mais à la limite peu importe, admettons qu’elle ait subi toute sa vie les violences de son mari, ainsi que le viol de ses filles (également discuté), que se passe-t-il le jour de son acte ?
Il semble que ce soit en fin d’après-midi, après une sieste que Jacqueline Sauvage ait décidé que trop c’était trop. Cette femme qui aime chasser et sait manier les armes à feu décide d’en finir avec son mari, pardon avec «son bourreau». Elle descend avec un fusil, se présente sur la terrasse de sa maison, voit son mari de dos qui sirote un apéritif et elle l’abat de 3 balles dans le dos.
Les conditions de la légitime défense sont-elles respectées ?
Evidemment non : il n’y avait pas de danger «immédiat» ; la riposte n’était ni nécessaire, ni concomitante (puisqu’il n’y avait pas de danger immédiat) et moins encore proportionnée.
Madame Sauvage n’était pas dans «la réaction» face à un danger, mais bien dans l’action.
Dans l’action de vengeance, dans l’action de tuer. «Une exécution» a requis l’avocat général lors de son procès en appel.
Elle n’était pas dans la légitime défense, mais bien dans le meurtre.
C’est ce que réprouve et condamne notre société. C’est d’ailleurs sur cette qualification qu’elle a été, redisons-le, condamnée deux fois, par deux Cours d’assises.
Alors que penser de l’argument de la «légitime défense différée» ?
Tout simplement que ce bel objet médiatique est une aberration juridique, un contresens total, un objet honteux tant il a mis de la confusion dans l’esprit de nos concitoyens : le fait même de différer un acte, d’attendre son moment, de se préparer, est par nature contraire à l’idée même de cette réaction de défense nécessaire et légitime qui par définition, comme dans le dossier Lange, est immédiate face au danger. Le fait même de différer un acte, d’attendre son moment, de se préparer, est par nature un acte de vengeance, un acte concrétisant une véritable volonté de tuer, ce que l’on qualifie juridiquement de meurtre, voire d’assassinat (si l’acte est prémédité, ce qui a été discuté semble-t-il dans ce dossier).
Dès lors, conférer la grâce à Jacqueline Sauvage est peut-être un acte humain, sans doute un acte politique, mais aussi un acte qui donne une victoire aux arguments médiatiques plus qu’aux arguments juridiques – quitte à semer une confusion totale sur ces notions dans l’esprit de nos concitoyens – et donne corps à une aberration qui ne peut et ne doit pas exister, sauf à dire aux femmes battues (pour commencer mais cet argument serait évidemment repris par d’autres) : ne portez pas plainte, tuez votre mari, votre «bourreau», aucun problème, je vous protège des méchants juges… et à rétablir le droit de se faire «justice soi-même».
Était-ce vraiment le meilleur moyen de faire avancer la cause des femmes battues et de la lutte, ô combien légitime, contre les violences conjugales ? Plus généralement de la justice républicaine, par définition apaisante car neutre ?
Était-elle la meilleure icône pour ce mouvement ?
Il est clair que non.
Sans doute encore moins depuis qu’elle se présente sur les grandes chaînes de télévision comme «non coupable» – et non «graciée» – montrant une absence totale de recul sur son acte qui avait d’ailleurs été retenu par le Tribunal d’application des peines pour lui refuser l’aménagement de peine que finalement le Président vient de lui offrir.
Mais qui peut encore résister aux médias et à l’intox ? A priori pas notre bon Président.
Dommage.
Par ailleurs, signalons qu’un mouvement similaire s’est déjà engagé pour Luc Fournié, ce buraliste condamné en appel à 10 ans de prison, lui aussi.
Là encore, on a médiatiquement fait croire que ce pauvre Monsieur n’avait fait que se défendre face à de méchants cambrioleurs.
Faut-il attendre tranquillement de se faire cambrioler ? N’est-on pas en droit de se défendre ?
Là encore, le droit et les faits sont clairs dans leur incompatibilité.
La légitime défense des biens (article 122-5 alinéa 2 du Code pénal) fonctionne sur le même mode à quelques exceptions – d’importance – près : l’atteinte au bien doit toujours être constitutif d’un crime ou d’un délit (ce qui exclut de la légitime défense toute réaction face à un acte contraventionnel, telles que les dégradations légères par ex.) ; la riposte ne peut intervenir que pendant la commission dudit crime ou délit, pas après ; elle doit être le seul moyen de l’empêcher et ne peut jamais atteindre l’homicide volontaire.
En clair, faire chuter celui qui vole votre vélo (le vol est un délit), légitime oui, sous réserve de n’avoir eu aucun autre moyen de l’arrêter ; gifler celui qui met un coup de pied dans votre voiture, non (c’est une contravention si les dégradations sont légères) ; tuer l’un ou l’autre, certainement pas (c’est mal et c’est explicitement interdit ou totalement disproportionné).
Enfin, signalons que le Code pénal prévoit des présomptions de légitime défense (art. 122-6 du Code pénal), lorsqu’il s’agit de «repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité» ou «de se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence».
Dans le dossier Fournié, il ressort des motivations de la Cour d’assises d’appel que celui-ci savait qu’il allait être cambriolé. Il aurait pu prévenir les forces de l’ordre ou remettre en état de marche son alarme, il a préféré attendre les cambrioleurs fusil en main. La Cour relève donc que celui-ci n’était pas dans une situation de réaction face à un danger qui l’aurait assailli mais bien en situation d’action, plus précisément «de confrontation armée» en attendant (pendant 4 jours) un cambriolage qu’il savait advenir et préparant un véritable «guet-apens» : laissant toute possibilité aux cambrioleurs d’entrer, ne mettant pas en place de systèmes de protection inoffensifs (avertissement de la police, alarmes) mais bien au contraire préparant un piège aux fins de le prévenir et de lui permettre «d’accueillir» tout intrus avec une arme, arme dont il se servait immédiatement, sans semonce, sans danger immédiat (pour l’individu 1, abattu à bout portant) voire en tirant vers l’un des intrus qui pourtant fuyait (donc dans le dos pour l’individu 2).
Fort heureusement, ce dossier n’est pas remonté jusqu’à François Hollande, Dieu sait ce qu’il aurait été capable de décider pour se plier face à la puissance médiatique de cette volonté du peuple (enfin d’une minorité heureusement) de se faire justice soi-même.
Force est de rappeler à nos hommes politiques, comme à nos concitoyens, un principe simple sous la forme d’un (bon) mot de Francis Bacon dans ses Essais, qui écrivait fort à propos «la vengeance est une justice… sauvage».