Pour une écologie de la parole politique à l’heure des réseaux.
Texte rédigé le 18 mai 2007, jamais publié.
Mai 2007. Le flot des paroles électorales ne laisse plus un seul mot valide. La France est KO par épuisement sémantique, sous la coupe du modèle désormais tout puissant : l’industrie politique. Dans l’économie de marché généralisée, les partis, confrontés à la question du maintien de leur domination ou à leur simple survie, empruntent massivement les méthodes les plus agressives de la publicité, du marketing et des affaires. Clairement, la campagne présidentielle française, quelle que soit la sincérité réelle ou feinte des candidats, s’est déroulée comme une guerre commerciale et publicitaire entre firmes concurrentes alliées à leur réseau financier et médiatique respectif. Les partis prétendent encore s’adresser aux électeurs, mais ce mot est vidé de sens par la pratique qui les assimile d’abord à des cibles, des clients ou des abonnés. En regard de la nouvelle industrie politique, il faut l’assumer désormais : l’homme de la rue, pris en otage par la télévision, n’est plus un citoyen, mais un consommateur politique.
Produits
Parmi les produits politiques en compétition, c’est celui de l’industrie lourde de la «démocratie d’opinion» qui l’a emporté, sorte de synthèse des envies et des peurs majoritaires concoctée par les sondeurs. La petite entreprise familiale du Front National été finalement vidée de sa substance. L’industrie innovante de la «démocratie participative» n’a survécu qu’en piquant les parts de marché des petits artisans de la contestation. Les produits écologiques originaux ont été absorbés et recyclés. Les classiques produits communistes et trotskystes ont gesticulé comme ils ont pu, si bien qu’ils semblent intégrés au grand bazar. Quant au produit choc du Centre qui voulait créer l’événement en dénonçant la compromission de tous les autres, il a fini par se compromettre lui-même.
Très professionnellement, les conseillers en marketing du Président sorti des urnes le 6 mai, ont lancé des OPA hostiles sur le capital sémantique de toutes les maisons adverses. Sur les rayons de l’hypermarché présidentiel, on trouve désormais tous les produits politiques que l’on peut désirer. Leur design est tout à fait représentatif de la schizophrénie collective.
Protéger les plus faibles, tout en suggérant que l’ordre social n’est finalement que le reflet de l’ordre naturel. Assurer l’égalité des chances, tout en assurant aux classes supérieures qu’elles le resteront de génération en génération. Porter un message humaniste, tout en désignant des boucs émissaires potentiels. Favoriser l’économie de marché tout en proposant des restrictions aux frontières. Favoriser le renforcement des syndicats, tout en imposant un service public minimum. Diminuer les impôts, tout en remboursant la dette, etc… En somme c’est la Révolution ET la Monarchie, tout à la fois.
Synthétiser les ambivalences françaises n’est pas chose facile, et cela mériterait sans doute un hommage. Cependant l’histoire ne s’arrête pas aux élections et ce produit sémantique hybride, profilé pour des médias dépassés et ne souffrant d’aucune contradiction au moment où les paroles sont prononcées, risque fort d’avoir un effet dévastateur sur la formation même de la réalité.
Fourmilière
Normalement, les fourmis, une fois qu’elles ont trouvé une nouvelle Reine – un Roi en l’occurrence – retournent muettes et résignées à leur caste pour glaner leur pitance ; la somptuaire dépense d’énergie qui paralyse tout des mois durant, n’ayant pour effet en principe que de reconduire la fourmilière dans son fonctionnement. C’est le modèle qui semblait être visé. Mais cette fois, la France ressort de l’élection présidentielle, non pas coupée en deux comme à l’accoutumée, mais atomisée et plus soumise que jamais.
Tout juste intronisé, le monarque, mécaniquement, a déclaré aux chaînes de télévision : «je serai votre Roi à tous» et de manière subliminale : «vous ne l’êtes pas» ; un message de déception adressé à tous et à chacun, sans lequel rien ne pourrait rentrer dans l’ordre. Ce pourrait être le seul message qu’il ait à prononcer, si ce n’est qu’il doit aussi s’assurer que cette déception du pouvoir d’autrui soit fermement relayée par ses ministres et ses députés. Nul doute que cela sera fait, et de manière industrielle.
Avant que ce pouvoir ne s’impose, beaucoup s’étaient un moment reconnus dans l’image souriante d’une Reine aspirante, au sens de prétendante, mais aussi d’aspirateur ; un aspirateur sémantique évidemment, qui tentait de fonctionner de manière très différente de celui de son adversaire. Elle a essayé, dans l’incrédulité générale, de faire balbutier ce qu’elle a appelé la «démocratie participative», en utilisant un média lui aussi balbutiant ; l’Internet. Une idée sympathique aux yeux de son concurrent, mais un crime de lèse-majesté pour ses alliés ! Comment la parole de la masse pourrait-elle arriver au niveau de celle des experts, des cadres politiques et des représentants élus ? Comment une telle parole pourrait-elle se frayer un chemin dans des médias centralisés et compromis avec l’industrie ?
Pas même un monarque absolu ne pourrait décréter cette fameuse «démocratie participative». Elle a pourtant imposé cette image comme une véritable marque de fabrique. Au risque que cela ne reste effectivement qu’une image très éloignée de la pratique réelle, et que ces termes soient à leur tour vidés de sens. La bataille étant perdue, les cadres de son entreprise, qu’on avait un temps privés de parole publique, en appellent maintenant à un «retour au réel». Malheureusement dans le réel de l’industrie politique, ils devront probablement attendre longtemps des jours meilleurs.
Action
Dans le champ des caméras, la parole politique a aspiré tous les mots épars et les a vidé de leur substance. Pas un seul n’est laissé intact à l’usage de l’homme de la rue au nom duquel elle prétend avoir parlé. Que peut-il faire maintenant ? En des temps normaux, en gros, il aurait le choix entre trois attitudes possibles :
1) Se résigner à (ou célébrer) l’anéantissement de la pensée, et se résoudre à (ou se précipiter pour) trouver une petite place dans quelque filiale de l’entreprise politique dominante. Il faut noter que beaucoup de ceux qui se résignent, ne survivent à cette douloureuse expérience que parce qu’ils gardent le secret espoir de réussir un jour à entrouvrir le reality show politique de l’intérieur.
2) Descendre dans la rue et tout casser, avec la vague conscience que cela ne fera que renforcer la répression et le contrôle social. Dans le domaine de la paix civile comme dans les autres, le pouvoir, réputé avoir prise sur la réalité, a besoin de vaincre l’adversité pour régénérer son simulacre. Il sera d’ailleurs secrètement reconnaissant envers les jeunes casseurs, voire les poseurs de bombes ou les preneurs d’otage, qui en retour lui devront l’affinage de leur conscience politique et la sortie précoce de leurs illusions.
3) Feindre l’indifférence, en admettant que la comédie du pouvoir est dans l’ordre des choses, et ce, quel que soit le prix à payer – pour son faste, son impuissance, et pour les évènements tragiques qu’elle peut entraîner.
De nombreux philosophes prêteront main-forte à ces derniers, ceux qui font le choix de ne rien faire. Du haut de l’institution académique qui a quelque rapport avec l’industrie politique, ils leur expliqueront que bien entendu «la vérité n’existe pas», que «le mensonge est la pierre fondatrice des sociétés», qu’il vaut mieux profiter de la vie car «demain sera pire» ou encore que ce n’est pas la peine de lutter car, eux, s’en occupent déjà. Ce message de déception, qui fait écho à celui du pouvoir cité plus haut, est encore amplifié par celui d’artistes, qui s’autorisent à produire quelques petites subversions, pour peu qu’ils aient signifié à l’industrie politique et culturelle qu’elle les tient fermement en laisse, en rêve ou en réalité.
La quatrième voie
Pendant les trente glorieuses, tout allait bien ou presque, le prix à payer était encore supportable. Pourtant certains penseurs, pressentant les désastres que l’industrie politique allait causer au lien social et à la capacité des individus à prendre en main leur propre vie, ont essayé de sortir les masses de leur impuissance à se formuler elles-mêmes, de desserrer l’emprise des médias sur la parole et les cerveaux : Noam Chomsky aux États-Unis, Félix Guattari en France, d’autres ailleurs… Mais c’était trop tôt pour une quatrième voie, les réseaux n’y étaient pas.
Aujourd’hui, les menaces démographiques, communautaristes et environnementales sont là. L’étau de la globalisation s’est resserré. La doxa de la compétitivité ne fait que le renforcer. La mixture – politique – médias – capital s’est figée en un seul bloc. Les États, devenus de simples fournisseurs d’identité et de services parmi d’autres ne s’en distinguent que grâce à quelques monopoles résiduels.
Dès lors, comment les citoyens peuvent-ils espérer exercer leurs droits et leurs devoirs , leurs paroles et leurs actes dans le collectif , selon les règles d’une citoyenneté qui se résume à un rapport captif de clients à fournisseurs ?
Il y a un fait nouveau aujourd’hui : les réseaux sont là. Ils pourraient permettre un petit tour de passe-passe inédit.
Nous ne sommes plus des citoyens, mais des consommateurs ? Et bien soit, alors assumons notre statut ! Organisons-nous en réseau en dehors des médias traditionnels. Troquons le code constitutionnel contre celui de la consommation. Requalifions le droit applicable aux discours et aux actes de l’industrie politique. Déclarons hors-la-loi la publicité politique mensongère. Et au passage, mettons en œuvre des moyens d’échange qui donneront toute leur place aux paroles et aux actes de chacun.
Ce tour de passe-passe consiste simplement à opérer les glissements sémantiques nécessaires à la description des pratiques réelles. Ces glissements assumés, mettant en lumière d’autres qui ne le sont pas, permettront d’exercer le contre-pouvoir que les partis d’opposition sont désormais incapables d’assurer. Ce n’est pas s’attaquer à la démocratie que de procéder de la sorte aujourd’hui. Il s’agit de commencer à réduire la confusion des paroles et des actes dans le contexte des médias actuels. Puis il faudra continuer à le faire avec plus de vigueur encore face à la montée annoncée de l’informatique omniprésente et à sa convergence avec toutes les autres technologies.
Seule une Mobilisation Sémantique Générale permettra aux consommateurs de reconquérir leur qualité de citoyens, et le sens des mots, Liberté, Égalité, Fraternité.
Olivier Auber, le 18 mai 2007.