La révolution numérique
Les mots «révolution» et «numérique» sont toujours associés aujourd’hui, comme s’il allait de soi que la numérisation était le gage d’une rupture révolutionnaire d’avec des usages anciens, et donc forcément désuets. C’est un stéréotype de l’actualité, quelque chose que l’on retrouve dans tous les discours politiques et qui résonne curieusement avec le slogan de la campagne de 2012 de François Hollande «le changement, c’est maintenant». Il y a d’ailleurs quelques chose de profondément inquiétant dans cette injonction faite à chacun de se changer, de se convertir pour ne pas empêcher l’avènement de la promesse du progrès. C’est un vrai processus de subversion à l’oeuvre dans ce discours qui présente quelque chose de vaguement totalitaire, de vaguement doctrinal et qui est intériorisé par chacun. Change maintenant car les anciens usages sont désuets, convertis-toi. Autant d’injonctions qui émanent d’un processus technologique ayant un impact économique et dont le politique s’empare un peu maladroitement dans un processus qui rappelle le slogan de la Chine de Mao «破四旧» («débarrasse-toi des quatre vieilleries» à savoir «idées, biens, traditions, cultures»). La presse évoque quotidiennement les nouveaux défis du monde moderne au prisme révolutionnaire dont voici quelques exemples aujourd’hui, mais nul doute que l’expérience pourrait être menée de manière identique chaque jour qui passe :
- La révolution numérique doit rester au service de l’humain (La Tribune)
- Le citadin au coeur de la révolution numérique (Le Monde)
- Les agences bancaires au défi de la révolution numérique (Figaro)
- La révolution numérique au centre des débats (La Dépêche)
- Le Creusot : la révolution numérique présentée (Creusot Infos)
La récurrence de ces deux mots est d’ailleurs si forte, si soudée que l’emploi même du mot «numérique» renvoie aujourd’hui mécaniquement à l’idée d’une rupture culturelle et civilisationnelle d’une pratique immédiatement révolue du fait même qu’elle est sommée de ne pas appartenir au camp de la post-modernité. Et quand je dis «révolue», je renvoie évidemment à l’emploi assez curieux du mot «révolution» chez des acteurs de droite comme de gauche, ce qui ne manque pas d’éveiller la curiosité du citoyen qui assiste à un glissement de sens de l’action politique assez extraordinaire. L’avènement d’un nouveau monde semble aujourd’hui devoir passer, dans le vocabulaire de la droite comme de la gauche, dans une forme de subversion/réappropriation de l’action politique et en un mot, de la révolution.
D’ailleurs, notez bien qu’à côté de la «révolution numérique», on observe une autre tentative sémantique moins violente dans l’emploi d’une seconde expression, qui sonne plus doucement à nos oreilles, celle de «transformation digitale» que l’on trouve justement plus fréquemment dans la presse économique spécialisée qui plaide en creux pour un adoucissement du processus à l’oeuvre. Les Échos, qui sont les principaux promoteurs de cette seconde expression, posent un regard très intéressant sur la démarche sous-entendue par l’emploi du mot «révolution» qui inquiète, non sans raison, les principaux acteurs de l’économie moderne :
- La sempiternelle transformation digitale (Les Échos)
- L’industrie nucléaire au défi de la transformation digitale (Industries et Technologies)
- Transformation digitale, guerre des talents (Les Échos)
- Des entreprises dans leur transformation digitale (Boursorama)
Bref, en un mot, cette inégale répartition des deux expressions («révolution numérique» et «transformation digitale») semble relever d’un clivage politique. D’un côté, il y aurait une manière de gauche d’être dans la Révolution, avec sa majuscule comme dans l’article de Creusot Infos et de l’autre, il y a une manière de droite de penser la transformation des usages quotidiens des données digitales.
Comment les deux camps de la droite et de la gauche peuvent-ils s’accorder sur l’emploi d’une expression pourtant si clairement connotée dans l’histoire politique de l’Occident ? Et surtout, comment se fait-il aujourd’hui que le mot «révolution» ait si simplement pénétré le coeur de l’action politique de droite comme de gauche ?
L’Internet : back office
Pour comprendre la fracture politique qui est en train de se construire aujourd’hui sur un usage des données numériques, il faut en revenir à une définition claire des enjeux de l’action politique. Que se passe-t-il aujourd’hui dans le discours des candidats à l’élection présidentielle lorsqu’ils s’engagent pour une «économie numérique» ou lorsqu’ils ont recours aux hologrammes pour dupliquer, diffuser l’envergure de leur programme d’action politique ?
Mais pour bien comprendre de quoi il s’agit, accordons-nous un instant sur la définition de l’objet politique qu’est le «numérique» dont Internet résume à soi tout seul l’identité. De quoi parle-t-on concrètement, au-delà des longues phrases métaphoriques sur les espaces de liberté renouvelée et des lieux d’échanges de biens et d’idées ?
- Pour commencer, Internet est souvent à tort perçu comme une métaphore de la bibliothèque municipale étendue au monde. Il n’en est rien. Internet, dans son emploi quotidien par les citoyens lecteurs de presse, ce sont trois zones de marché dont tout terminal (ordinateur ou téléphone portable, tablette) est un client captif.
- Au premier niveau, Internet c’est une infrastructure. C’est-à-dire des kilomètres de câbles entre de grandes infrastructures urbaines ou industrielles et un énorme parc de répartiteurs (pour dire vite, des dominos ethernet associés à des processeurs monotâches dont la fonction est d’aiguiller la charge électrique de la demande en fonction de l’état du réseau et de la nature des informations). Cette infrastructure peut être tantôt publique (Renater par exemple pour l’Université, mais aussi militaire, réservée aux milieux hospitaliers français) ou privée (Free, Bouygues, SFR). Dans le cas du réseau public, les infrastructures matérielles sont majoritairement produites par des firmes nationales, comme Alcatel. Dans le cadre du réseau privé, les répartiteurs peuvent être fournis par l’un des trois grands acteurs du marché : Cisco (États-Unis), Huawei (Chine) et Alcatel. Aujourd’hui, en France (comme en Afrique occidentale), presque 90% du marché privé sont possédés par la firme chinoise, ce qui pose question sur l’indépendance du marché français de la donnée. Il ne sert à rien par exemple de plaider pour un Google français si 80% des usages dudit navigateur transitent via des répartiteurs chinois. Du point de vue de la confidentialité des données de l’entreprise, on se prend à rêver du scandale que constituera la découverte de mouchards sur ces machines… Pardon ? Comment dites-vous ? C’est déjà arrivé ?
- Au deuxième niveau, Internet c’est un marché pour la fabrication des postes terminaux (ordinateurs personnels ou smartphones et OS adaptés, en un mot, Microsoft, Apple, Vaio, Samsung et pour le développement du monde libre, Linux et l’ensemble des systèmes Unix) sur lesquels les firmes déploient des outils numériques, les navigateurs, qui obéissent à un ensemble de préconisations pour la reconstruction des pages Web sur le poste : Mozilla et son client Firefox, Microsoft et son client Internet Explorer, Google et son client Chrome, Apple et son client Safari, le monde du libre et Opera. Au coeur de ce dispositif économique, se trouve une institution centrale, le W3C. De quoi s’agit-il ? C’est le consortium composé d’acteurs privés de l’élaboration des navigateurs, de chercheurs et de représentants des agences fédérales américaines qui s’entendent pour préconiser des usages de normes (HTML, XHTML, CSS, XML, XQuery, XPath…) que les firmes implémentent dans leur navigateur. En parallèle de ce mécanisme de la représentation symbolique de l’information, se trouve le marché du service Web qui implémente les logiciels serveurs, les machines pour les exploiter, le matériel lui-même (disques optiques ou flash, processeurs, cartes, circuits imprimés, écrans, projection, circuits audio…), la sauvegarde, etc…
- Enfin, au dernier plan, se trouvent réunis les acteurs de la construction et du développement d’applications qui dépendent entièrement des deux précédents : diffusion de l’information, start-up de l’économie numérique basée sur la création de services ou d’applications, exploitation et représentation des données, réseaux sociaux, usages ludiques, de la recherche, enjeux de santé et que sais-je encore.
Aujourd’hui, dans le discours de la presse française, l’ensemble des enjeux de l’économie numérique cristallise autour du troisième étage de cet enchevêtrement subtil de réseaux économiques qui convergent majoritairement vers les États-Unis, puis la Chine. Voilà quelques exemples qui illustrent à peine la formidable dynamique éditoriale qui caractérise l’emploi de ces expressions tous les jours :
- Les «Civic tech» ou la démocratie en version start-up (Le Monde)
- Industrie du numérique : adapter le financement des start-ups (Africa)
- Procsea, la start-up vaudoise qui bouscule le marché de la pêche (Le Temps)
Toute l’économie numérique est symbolisée en France par l’ensemble de ces start-ups (qui ne sont que des entreprises pourtant) développant bien un ensemble d’usages de l’Internet et de la donnée mais qui s’inscrivent toutes dans une forme de dépendance à l’égard des grandes infrastructures sur lesquelles l’État français a perdu toute influence.
Une dernière chose à ajouter peut être, du point de vue de la philosophie du Web, il est important de comprendre que l’Internet perçu comme une collection de documents accessibles et consultables à travers l’URL a profondément évolué depuis les années 1990 pour devenir actuellement un lieu de récolte au sein d’une collection de données. Nous sommes passés en 20 ans d’un Web documentaire où le document grosso modo fonctionnait comme une image de l’oeuvre imprimée accessible via un navigateur qui le téléchargeait et le reconstruisait sur le poste client, à un Web de la donnée qui identifie des lieux de données au sein de collections et toutes les technologies que je viens d’énumérer se sont dotées des moyens de penser non plus l’adresse du document mais le lieu de la donnée. C’est une révolution intellectuelle dont le politique peine à se saisir, en dehors des longues incantations au «Big Data».
Qu’en est-il de l’action politique dans le programme des candidats ?
En s’intéressant, même superficiellement, aux propositions numériques des trois candidats de la gauche, du centre et de la droite, on se rend assez rapidement compte d’une représentation des enjeux numériques diamétralement opposée qui révèle une pensée plus ou moins concrète de la réalité des enjeux politiques de l’Internet en France, mais qui caractérise en creux le développement d’un renouveau de l’action politique.
Chez Jean-Luc Mélenchon, la rhétorique déployée autour de l’enjeu numérique est proprement politique et n’accorde aucune place aux enjeux financiers attachés aux étages de l’industrie informatique. Tout est orienté vers l’utilisateur final ou le créateur de contenus et ne prend pas en compte l’industrie intermédiaire de la diffusion qui y est liée. Il en fait un enjeu culturel et civilisationnel, mettant l’accent sur le caractère de diffusion libre des contenus et de la donnée par le biais d’un Internet quand même un peu mythique déconnecté de toute réalité économique des enjeux des consortiums de construction de l’Internet (étages 1 et 2 précedemment décrits), un peu comme si la communication numérique de l’information était une forme de support dû, sui generis, à la conscience républicaine sans contrepartie des usages. Le candidat, sur le site de son programme, décrit son souhait premier de démocratiser la culture dont la grande bibliothèque municipale du Web est le lieu idyllique du mélange et de la confrontation gratuite. Il évoque la création d’un domaine public payant pour financer les cotisations sociales des créateurs, étant entendu que le seul support de développement de l’économie numérique est selon lui dans la création d’usages nouveaux par des applications innovantes qui convergent vers une forme de grand réseau social citoyen public et où l’on voit se dessiner l’image d’une agora numérique renouvelant enfin les usages de la République de Périclès… Ultime fantasme de la pensée politique qui ignore sans doute que l’agora d’Athènes était réservée aux hommes affranchis et interdite aux esclaves comme aujourd’hui l’agora numérique est réservée aux usages promus par des entreprises privées qui monétisent des usages valides et conformes. Il évoque encore l’ouverture d’une médiathèque publique en ligne jouant sur la métaphore de la bibliothèque documentaire, ce qui est également intéressant car quoique révélateur d’une conception d’Internet aujourd’hui révolue, l’idée de la libéralisation des données culturelles rencontre favorablement les aspirations d’un électorat concerné.
Pour le candidat François Fillon, au contraire, le discours n’est pas politique, mais essentiellement économique et caractérise assez une image d’une autre «révolution numérique» des usages financiers de l’informatique au coeur de la donnée, sans considération pour le client terminal. Tout son discours est orienté non plus vers l’utilisateur final ni vers le producteur de contenus, comme c’était le cas avec Jean-Luc Mélenchon, mais du côté de l’industrie intermédiaire de diffusion des contenus. Le Grand Bond en avant promu par François Fillon passe, il le dit lui-même, par sa volonté de «moderniser notre pays grâce au numérique» ou de rapporter les enjeux de l’Internet aux enjeux de la Révolution Industrielle de la fin du XIXème siècle «C’est une véritable révolution industrielle qui se déroule sous nos yeux et qui nous confronte à des défis majeurs pour notre culture, nos valeurs, notre économie». Les objectifs technologiques qu’il assigne à son action gouvernementale sont d’accélérer «le déploiement du Très Haut Débit fixe» (premier étage de la construction numérique de l’Internet en France) pour «mettre en place l’open data» (troisième étage) afin de «porter, avec l’Allemagne, l’ambition de plateformes numériques industrielles» (deuxième étage de la diffusion numérique). Son discours détourne avec beaucoup d’habileté la charge symbolique de la «Révolution numérique» en l’extirpant de son contexte communiste au profit d’un usage consensuel lié à une conception industrielle de la technologie d’Internet en France. En parlant ainsi, il produit par contraste une analogie réactionnaire propre à structurer le fantasme de la subversion à l’oeuvre dans les usages informatiques du citoyen. Le numérique est comme la révolution industrielle, ce n’est qu’un recommencement rassurant de quelque chose de déjà vécu, c’est comme avant… et c’est très intéressant, parce que le biais industriel neutralise à proprement parler la violence de l’expression initiale et la détourne pour en faire au contraire un argument valorisé auprès de l’électorat patronal, celui qui adhère au discours des Échos sur la «transformation digitale». En un mot, il subvertit la subversion – ce qui est très fort.
Enfin, pour le candidat Emmanuel Macron, l’enjeu est sans doute plus difficile à cerner, empruntant aux deux discours. Il se fixe clairement du côté des usagers terminaux en proposant «pas de téléphone en primaire ou au collège» et rejoint en fait les considérations du candidat Mélenchon lorsqu’il évoque une «banque de données numériques réutilisables» dont on peine toutefois à comprendre s’il s’agit d’un enjeu de propriété intellectuelle, de contournement du droit ou un doublon des politiques de numérisation des archives déjà mises en oeuvre par les bibliothèques nationales. Dans le cadre d’une économie dirigée, il évoque des orientations concernant les usages des données de santé («E-Tech») et des transpositions numériques de services existants («guichet numérique de la justice ou de la santé»). Bref, un ensemble de propositions qui se positionnent dans un univers plus numérisé que numérique et qui prend en compte le citoyen-consommateur au sein d’un univers global sans grande marge de manœuvres sur les enjeux fondamentaux des superstructures technologiques de l’Internet Public ni sur les enjeux de la présence européenne au sein des consortiums comme le W3C. En revanche, la révolution du numérisé est clairement défini comme un moyen d’action sur la relation directe entre l’ouvrier/citoyen et le patron/État qui l’administre dans une forme de dialogue semi-direct qui est en soi l’essence même de la politique moderne.
Action politique et Révolution numérique
On voit donc au terme de cette petite promenade que l’enjeu de la «Révolution numérique» oscille clairement entre deux axes politiques : celui des usages et celui des infrastructures. D’un côté, une révolution active, qui est une réappropriation des usages par le client terminal, un ludisme des temps modernes qui donne tout son sens à l’action révolutionnaire. Et de l’autre, un réinvestissement de la définition capitaliste de la révolution industrielle qui transforme la révolution en processus de travail actif au service d’un état européen dirigiste.
Il y a donc une révolution numérique de droite, et une révolution numérique de gauche, d’où découle une façon de concevoir l’action politique. Ah, venons-en à la question de l’action politique et de son rapport au numérique.
De quoi s’agit-il, aujourd’hui, lorsque l’on évoque l’action politique et comment la politique dans le monde moderne se pense elle-même comme une action. Là encore, l’emploi de ces deux mots au sein d’une expression figée tourne au stéréotype de la presse quotidienne et on lit aujourd’hui que «La HIISE appelle à la promotion de l’action politique» (EcoNews, 14/04/17), «Le Parti pour la concorde et l’action politique installe ses quartiers en Centrafrique» (La Nouvelle Tribune, 14/04/17), «En indexant son action politique sur les transitions numériques et écologiques, Macron pourrait alors construire une croissance collaborative» (La tribune.fr, 14/04/17), «Ces thématiques portent sur des domaines clés de l’action politique» (Amnesty International, 14/04/17) , «Pour Monseigneur Rey, ce contexte politique marque avant tout l’occasion pour l’Église de repenser sa présence dans l’action politique» (RCF, 14/04/17), etc… la liste serait longue encore.
Toutefois, que faut-il entendre lorsque l’on emploie cette expression d’«action politique» lorsqu’il s’agit tout aussi bien de parler de la politique de l’Église, des actions des mouvements associatifs pour les droits de l’Homme ou de la lutte pour la démocratie en Afrique ?
L’action politique n’est pas un mot innocent dans le vocabulaire politique des deux camps. De l’action française à l’action directe, penser les moyens d’agir en politique a toujours été un problème pour les français pris en tenaille entre deux tentations.
Au risque d’être un peu caricatural et pour le dire vite, disons qu’à droite, l’action est profondément condamnable par définition. En effet, d’essence chrétienne, la droite française a toujours condamné dans l’idée de l’action la révolte contre les schémas divins qui ont conduit la Révolution française notamment à perdre la cause de la monarchie constitutionnelle. Penser l’action à droite relève d’emblée d’une révolte contre l’ordre établi et comporte le risque de corrompre encore plus un état senti comme une altération de l’autrefois dont l’évocation suffit à soi seul à évoquer un idéal vers lequel il faut tendre dans l’attente d’une grande réconciliation. D’ailleurs, si l’on songe un instant à la naissance politique de l’Action française, il n’est sans doute pas anodin que Maurice Pujo, le principal fondateur de l’organe de presse que rejoint Maurras en 1899, soit un philosophe républicain de gauche, agnostique comme Maurras. Ces deux entêtés ont importé les premiers dans le champ du vocabulaire de la droite le mot d’«action» qui était d’ordinaire plutôt accaparé par la gauche ouvrière.
En effet, à gauche, l’action est portée à l’origine par la pensée de la lutte des classes dont le modèle est la Révolution française qui a permis le renversement des tyrans. Engels, dans le Parti de Classe, au chapitre des questions d’organisation, intitule son premier chapitre «L’action politique de la classe ouvrière» et y définit les moyens de l’action ouvrière contre le diktat exercé par la bourgeoisie : «On prétend, écrit-il, que toute action politique signifie reconnaître l’ordre existant. Or, si ce qui existe nous donne les moyens pour protester contre l’état existant, dès lors l’utilisation de ces moyens n’est pas une reconnaissance de l’ordre établi». Et Marx, dans le Manifeste, montre également la manière dont toute peinture d’une action «pacifiste» visant à proposer des modèles de la société idéale de demain est vouée à l’échec. Seule l’action essentielle, qui est la Révolution, est porteuse de la garantie du changement synonyme, dans la dialectique communiste, de la victoire de la classe ouvrière sur la bourgeoisie.
Toutefois, depuis les événements de 1917 et la seconde guerre mondiale, les moyens de l’action à droite comme à gauche se sont pour ainsi dire effondrés sous leur propre poids. À droite, l’action toujours condamnable porte en soi la responsabilité de l’échec de l’Action française qui a porté au pouvoir en France la trahison du régime de Vichy, et à gauche, l’action révolutionnaire est fortement disqualifiée par l’échec du régime russe.
Autrement dit, l’action politique est, en France et de manière plus générale en Occident, disqualifiée d’emblée de sorte que le politique est pieds et poings liés.
Réenchanter la politique : la numérisation du monde
C’est cette situation somme toute paradoxale d’un monde politique condamné à s’interdire d’agir qui explique que l’économie, qui est la science de la bourgeoisie, incarne dorénavant toute forme de spéculation politique sur les moyens de changer le monde. L’économie est porteuse en soi d’un gage de crédibilité par la dénomination du principe de réalité indiscutable qu’est censé représenter le nombre statistique. C’est ce nombre statistique qui, dans toutes les sciences humaines, est devenu le terminus ad quem de toute démonstration.
Si le monde a été désenchanté par la guerre, la post-modernité renvoie au nombre mathématique les moyens de le réenchanter. Et cela est rendu possible en introduisant l’idée que la statistique quantificatoire offre le moyen de prédire les réactions de l’humain, ses aspirations, ses envies, ses désirs, de sorte que la société capitaliste possède enfin le moyen d’anticiper les actions des foules en leur offrant ce qu’elles désirent avant même qu’elles n’en aient formulé le souhait. Plus de guerre possible avec un peuple assouvi, rassasié.
Il fallait que cette idée trouvât un nom pour devenir une idéologie politique, et voilà qu’intervient la notion de «Révolution numérique» qui offre enfin la réconciliation. La «Révolution numérique» est un double point de vue, une convergence politique. Elle permet de désigner à la fois un objectif d’action politique révolutionnaire et de la réhabiliter en même temps. Par la transposition au monde objectivement juste et vrai des mathématiques du monde analogique (celui où nous vivons), l’action politique redore son blason et légitime enfin la parole politique en s’émancipant partiellement de la domination bourgeoise de l’imaginaire économique. Et elle retrouve les rênes du pouvoir dans un principe nouveau : celui de la mathématisation du monde pacifié par le nombre.
C’est cette idée qui est recouverte par le numérique en politique aujourd’hui, et c’est cela qui explique que, malgré le fossé entre la réalité de l’univers informatique d’Internet et sa représentation dans les discours de droite et de gauche, subsiste un élan dans l’emploi de l’expression «révolution numérique». C’est la dernière chance offerte de relégitimer l’action politique et de lui offrir de nouveau le moyen de réenchanter le monde par le nombre, par la mathématique, par le numérique.
Quant à savoir si ce peut être un bien ou un mal, nous le saurons bientôt 😉