Les mots sont importants. Une définition qui peut changer pour toujours le destin d’un homme. Rien n’est plus vrai que lorsque l’on parle de phénomènes migratoires ; les terminologies qu’on a décidé d’employer conditionnent depuis des années la vision de l’opinion publique et même les stratégies adoptées par les institutions pour gérer les politiques migratoires.
Les médias se sont adaptés en s’alignant sur cette dichotomie récurrente, pour expliquer, illustrer et développer les histoires des populations sujettes à la migration.
Mais qui a établi la différence entre migrants économiques et réfugiés ? Comment a été déterminé qu’un statut était jugé prioritaire par rapport à un autre ? Est-ce que cette décision peut s’avérer beaucoup plus arbitraire de ce que l’on pourrait penser ? Quels facteurs ont enclenché cette distinction nette et qu’est-ce que cette distinction nous raconte à propos des institutions qui la mettent en pratique ?
La chercheuse à l’Institut des Sciences sociales du Politique (ISP) Karen Akoka, a enquêté sur ces questions.
Elle a publié les résultats de sa recherche dans le très intéressant ouvrage «L’asile et l’exil», un point de vue révélateur à propos des dynamiques de l’accueil aux migrants déployées ces dernières décennies et sur leur perception de la part de la société et des institutions.
«Plus jeune, j’ai travaillé plusieurs années pour UNHCR, j’étais ravie de faire partie d’une telle institution et de pouvoir contribuer au bien d’autrui» raconte la chercheuse. «Dans l’analyse des dossiers des demandeurs d’asile, je me suis toutefois rendue compte que plusieurs aspects me gênaient. Est-ce qu’on avait vraiment les outils et les informations pour décider qui avait le droit au statut de réfugié ? Nous étions jeunes, parfois on manquait d’expérience, les seules sources qui nous permettaient de nous orienter étaient souvent des sources externes : on se basait sur les rapports des ONG, par exemple. Il y avait aussi un facteur temps à prendre en compte. Avec plusieurs dossiers à gérer, le temps pour analyser la situation de chacun était limité. Est-ce qu’on était vraiment dans les bonnes conditions pour découvrir toute la «vérité» sur le parcours et l’identité d’un migrant ? Mais surtout : pouvait-on classifier des destinées et des vies si complexes, en deux catégories si nettes ? Je me suis beaucoup posé de questions sur les critères mis en place. Pourquoi risquer de mourir de faim était moins grave que risquer de finir en prison pour une idée politique ? Pourquoi les réfugiés politiques seraient moins protégés que les «réfugiés de la faim» qui ne sont jamais appelés comme cela ? La distinction entre politique et économique, entre départs volontaires et forcés fait-elle sens au regard des expériences complexes de la migration ? Les questions économiques ne sont-elles pas politiques ? La fuite de la misère n’est-elle pas une forme de migration forcée ? C’est mon travail de recherche qui m’a permis de répondre à ces questions et de comprendre que la différence et la hiérarchie aujourd’hui établies entre migrants économiques et réfugiés sont au fond très politiques. La hiérarchie qui place les violences socioéconomiques en dessous des violences contre les libertés civiques est profondément inscrite dans l’héritage de la démocratie libérale».
Le livre de Karen commence avec l’histoire d’Alyan Kurdi, l’enfant kurde retrouvé noyé sur une plage turque, dont l’image est devenu l’icône dramatique de la tragédie contemporaine des migrants. On était en 2015 et la chaine Al Jazeera, en commentant l’image, invitait à réfléchir sur le terme «migrant» qui déshumanisait dans la conscience collective les personnes obligées de fuir leur pays.
«Le terme réfugié rend automatiquement plus légitime» continue la chercheuse. «Il faut s’extraire de ce type de raisonnement car les termes formulés ainsi ne nous en disent pas beaucoup sur les personnes qu’ils entendent désigner. Par contre, ils nous en disent beaucoup sur les États et les institutions qui emploient ces distinctions et sur les contextes politiques et historiques dans lesquels elles ont été forgées et ont muté au fil du temps. Les intérêts politiques, idéologiques, géopolitiques, économiques des pays d’accueil expliquent largement pourquoi les gens qui arrivent de certains pays sont des réfugiés plutôt que des migrants économiques ou vice-versa. Et ces intérêts peuvent changer selon les époques, les événements et les relations entre les pays».
Karen Akoka prend pour exemple l’époque de la guerre froide. «À cette époque, presque tous ceux qui arrivaient de pays communistes (à l’exception de la Yougoslavie car elle était diplomatiquement proche de la France) obtenaient quasi automatiquement le statut de réfugié. On ne leur demandait pas de montrer qu’ils étaient personnellement persécutés, ou que leur existence faisait l’objet de menaces. On ne leur demandait pas d’apporter des preuves pour justifier leur demande d’asile. Il arrivait qu’il n’y ait même pas d’entretien. Certains pouvaient obtenir le statut de réfugié sur la base de leur simple dossier papier».
Cette magnanimité, s’explique par l’intérêt des pays occidentaux, en cette période de haute lutte idéologique que constituait la guerre froide, à discréditer l’idéologie communiste, explique la chercheuse.
Le droit d’asile était une sorte d’arme de guerre froide, un outil de propagande visant à stigmatiser le communisme. Puis, la guerre froide arriva à son terme. L’Occident a triomphé.
«Les années 80 ont constitué un tournant. Trois grands facteurs ont joué dans la chute du nombre et du taux de personnes reconnues réfugiées (de 90 à 20%). Premier facteur, la fin de la guerre froide et donc de l’intérêt idéologique et géopolitique à reconnaître le statut de réfugié. Deuxième facteur, la construction de l’immigration comme problème, de l’idée que l’immigration serait coûteuse, qu’elle constituerait un poids économique, démographique, politique trop lourd à porter pour la société. L’accès à l’asile a donc été limitée et la régularisation par le travail rendu impossible, ce qui a poussé un certain nombre d’étrangers à se tourner vers les procédures d’asile. Troisième facteur, la délégitimation de l’État social et la mise en place de politiques d’austérité ainsi que d’une rigueur juridique et budgétaire nouvelle dans l’allocation des droits sociaux, aux pauvres comme aux étrangers. Les théories néolibérales prenaient du poids un peu partout en diffusant l’idée que les politiques sociales étaient néfastes et destinées à échouer. Au terme de ces trois grandes transformations, le taux d’attribution du statut s’est écroulé. Pour le justifier, on a reporté la responsabilité sur les demandeurs d’asile. Le lieu commun «autrefois c’étaient de vrais réfugiés, pas comme aujourd’hui» a pris place dans le débat public et c’est devenu un préjugé répandu. Il est important de comprendre qu’établir cette différence entre migrants économiques et réfugiés coïncide avec un choix politique et pas avec un critère objectif.
Le lieu d’origine des migrants est souvent déterminant dans ce choix. Car la désignation comme réfugié repose aussi sur des considérations diplomatiques. Par exemple, la France continue d’entretenir des rapports très étroits avec plusieurs pays africains. Concéder avec facilité le statut de réfugiés aux personnes provenant de ces pays peut compliquer les relations diplomatiques.
Depuis toujours, selon les différents intérêts, diplomatiques, politiques, géopolitiques en jeu, la définition de réfugié formulée par la Convention de Genève a été l’objet de différentes interprétations».
La chercheuse illustre un autre exemple historique. Si les russes qui fuyaient la révolution bolchévique furent tout de suite considérés comme des réfugiés, ce ne fut pas la même chose pour les juifs allemands qui fuyaient l’Allemagne nazie durant les années trente. Le statut de réfugié leur a été ouvert tardivement en 1938, lorsque les grands pays de la SDN ont cessé d’essayer de concilier avec Hitler.
«Cette distinction et cette hiérarchisation entre migrants économiques et réfugiés se révèle finalement comme un préjugé bien ancré et très politique sur lequel toute la politique migratoire est aujourd’hui structurée» conclut Karen Akoka. Elles ne reflètent en rien la complexité des expériences et des trajectoires migratoires.
Et si le changement commençait par les médias ? Si on commençait à changer les représentations et les éléments de langage communément admis, pour faire évoluer les consciences et transformer les perspectives ?
- Eva Morletto