«Je suis vivante un jour de plus». C’est par ces mots que mon amie birmane m’a répondu quand je lui ai demandé comment elle allait un matin du mois de mars 2021.
- Un grand merci à @KhirisWord (Twitter) et L.CHARPENTIER pour cette contribution dans les colonnes du Monde Moderne.
Comment le Myanmar, ex Birmanie, en est-il arrivé là ? Ou plutôt comment en est-il revenu là après le démarrage du processus démocratique? En réalité, la Tatmadaw, l’armée nationale, n’a jamais quitté le pouvoir en général et le pouvoir économique en particulier, même pendant la trop courte période de transition démocratique du gouvernement d’Aung San Suu Kyi. Pendant toute cette période, elle est restée totalement indépendante de l’autorité civile. En accordant son indépendance à la Birmanie, l’Empire Britannique, après avoir pillé ses ressources, en a aussi dessiné les frontières, semant les germes de 70 ans de guerres entre la Tatmadaw et les minorités. A partir de 1962, l’armée, autoproclamée gardienne de l’unité nationale, a pris le relais de l’ancienne puissance coloniale dans la mise en coupe de l’économie au seul profit de ses dignitaires.
Le coup du 1er février 2021 confisquant le résultat des élections de novembre 2020 n’est pas un coup d’essai : l’armée avait déjà procédé de la même façon après les élections de 1990. Elle avait alors du ouvrir les portes d’un pays économiquement exsangue aux investisseurs étrangers. Total, parmi les premières multinationales à se porter candidates, signe un premier contrat de prospection en 1993 puis un deuxième en 1995 pour l’exploitation du gisement de Yadana et la construction d’un gazoduc qui reliera la plateforme offshore à la Thaïlande.

Les contrats sont signés avec la Myanmar Oil and Gas Entreprise (MOGE), société d’état, partenaire obligatoire de tout contrat sur le pétrole ou le gaz. L’américain Unocal, qui sera plus tard racheté par Chevron, et le thaïlandais PTTEP sont aussi de la partie. L’investissement de Total est garanti par l’état français et la firme est le principal opérateur du projet, les autres étant essentiellement associés financièrement. Un dernier associé peu recommandable est cependant de la partie : l’armée birmane qui vient de tuer entre 3000 et 10000 de ses concitoyens, selon les sources, en réprimant les manifestations de 1988. D’après Le Monde(1), une clause du contrat prévoit que celle-ci assurera la sécurité du chantier du gazoduc et sera rétribuée à cet effet au travers de MOGE.
MOGE est une société d’état extrêmement opaque qui n’a même pas de site web encore aujourd’hui. Elle collecte pour l’état birman tous les revenus issus de l’exploitation du pétrole et du gaz dans le pays. En 2016, les revenus des industries d’extraction représentent 20% des revenus de l’état et 15 % de ses dépenses. MOGE reverse une partie de ses revenus au budget de l’État et une autre partie sur des «comptes autres» dont les bénéficiaires ne sont pas connus mais fortement suspectés d’être des militaires. Le rapport de la Myanmar Extractive Industry Transparency Initiative (MEITI) (2) indique que entre avril 2013 et mars 2014, MOGE a déposé 1,4 milliards de dollars (soit 58 % du total des revenus des activités d’extraction) sur ces comptes qui échappent à tout contrôle des instances civiles. La société MOGE représente à elle seule 60 % des revenus détournés du budget, et du peuple birman, par les industries d’extraction (gaz, pétrole, mines). La firme Total est, quand à elle, la plus grosse source de revenus de MOGE.

La construction du gazoduc démarre en 1994. A la même époque, des rumeurs commencent à circuler sur des relocalisations forcées à grande échelle, des exécutions, des viols et des actes de torture. Ces rumeurs entraînent la mobilisation d’ONG sur le terrain parmi lesquelles EarthRights International (ERI). Lors d’un procès intenté aux États-Unis en 1997, par ERI, à l’encontre d’Unocal, le directeur de celle-ci reconnaîtra que «là où il y a l’armée, il y a du travail forcé». ERI (3) recueillera des centaines de témoignages indiquant que les bataillons «loués» par MOGE pour assurer la sécurité du gazoduc sont bien ceux qui ont commis les violations reprochées à l’armée. Au cours du procès, Unocal se défaussera largement de ses propres responsabilité sur Total en se présentant comme simple investisseur. L’armée conduira de nombreuses opérations contre les Karens qui auraient menacé le chantier. Aujourd’hui encore des milliers de Karens sont persécutés et se sont réfugiés dans la jungle pour fuir les attaques de la Tatmadaw qui profite de la focalisation de l’attention de la communauté internationale sur la situation dans les villes pour commettre des exactions contre les minorités. On estime à environ 5000 le nombre de Karens réfugiés dans la jungle dans un très grand dénuement.


Total fera également face à des procès, en France et en Belgique. En 2002, l’association Sherpa intente un procès pour des plaignants birmans mais l’infraction de travail forcé ne fait pas l’objet d’incrimination spécifique en droit français. Le procès portera alors sur un «crime de séquestration». Les avocats de Total plaideront l’irrecevabilité et la firme finira par passer un accord, sans reconnaître sa responsabilité, avec 8 plaignants. Ils seront indemnisés avec 10000 euros en échange du désistement de leur plainte (4). La somme est dérisoire compte tenu des faits reprochés mais énorme pour les plaignants (un enseignant gagne actuellement 125 euros par mois au Myanmar). Total créera également un fond d’aide de plusieurs millions d’euros. En Belgique, 4 birmans porteront plainte pour «Complicité de crimes contre l’humanité» à l’encontre de Thierry Desmarest, premier responsable du projet Yadana, avant de devenir Directeur Général de Total à l’époque du procès. Le dossier sera classé pour des raisons juridiques.

La collaboration des gaziers avec MOGE, dont 100% des revenus sont maintenant à la disposition de la junte, perdure malgré le coup d’état. Seule la société australienne Woodside, beaucoup moins implantée au Myanmar a décidé d’y suspendre ses activités mais uniquement sous la pression de l’opinion publique de son pays.
En tant que plus gros producteur de gaz du pays Total est actuellement la première source de finances de la junte qui a un besoin vital de ces revenus.
Dans son discours du 11 mars dernier devant le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU (5), Thomas H. Andrews rapporteur spécial, déclare que l’exploitation du gaz va générer 1 milliard de revenus cette année et que, sans sanctions, les miliaires de la junte pourront utiliser cet argent pour «soutenir leur entreprise criminelle et leurs attaques sur des personnes innocentes». Il relaie en cela les demandes de plus de 400 organisations de la société civile et les demandes du CRPH, le «gouvernement» clandestin du peuple birman. Il ajoute que les sanctions internationales doivent inclure MOGE pour garantir que les revenus du gaz et du pétrole n’alimenteront pas la junte.
Du côté des sanctions, la France n’est pas en reste, le chef de la diplomatie J-Y. Le Drian indique, quelques jours après le coup d’état, que celles-ci vont être prises en concertation avec les partenaires européens. Bien sûr, nos dirigeants sont des humanistes : ils ne veulent pas que les sanctions affectent la population birmane. Mais comment des sanctions pourraient-elles affecter la population birmane alors que celle-ci ne tire quasiment aucun bénéfice des activités des multinationales ?
Déjà en 2009, le Parti Socialiste avait suggéré d’utiliser Total pour faire pression sur la junte. Bernard Kouchner, alors chef de la diplomatie finit par s’y opposer afin de ne pas priver les peuples birmans et thaïlandais du gaz (1). Le gaz d’abord, la démocratie, on verra plus tard ! Il est intéressant de préciser que quelques années plus tôt, le ministre avait rédigé un rapport, sur commande de la firme, à propos du volet social et sanitaire de l’action de Total en Birmanie. Ce rapport avait ensuite été utilisé pour soutenir la défense de l’entreprise dans le procès pour «crime de séquestration» abordé plus haut… De leur côté les dirigeants de Total disent, à qui veut l’entendre, que si Total part, les chinois prendront la place. Sans doute, mais suspendre son activité au Myanmar ce n’est pas partir. Les deux arguments, Chine et protection des populations sont repris en choeur par des politiques de tous horizons. Le Monde Diplomatique titrait judicieusement en août 2018 «Total, un gouvernement bis»(6).

On ne sait plus si la France fait la politique de Total ou si Total fait la politique de la France…ou si c’est les deux.
La firme dépense beaucoup d’argent dans ses activités de lobbying, selon Attac France (7), Total a déclaré avoir dépensé, en 2018, au moins 5,2 millions d’euros en dépenses de lobbying sur les seules places de Paris, Bruxelles et Washington. Toujours selon Attac son influence est aussi liée à «sa capacité à placer ses cadres dans les cabinets ministériels ou à débaucher d’anciens hauts fonctionnaires». C’est le cas, récemment, de Jean-Claude Mallet ancien conseiller spécial de J-Y. Le Drian, à la Défense puis aux Affaires Etrangères, qui est devenu Directeur des Affaires Publiques de Total ; autant dire l’homme qui négocie avec les États pour la firme.
Y a-t-il un lien avec le peu d’empressement de l’Europe à prendre des sanctions alors que d’autres pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis en ont déjà prises plusieurs ? Le 22 février, trois semaines après le coup d’état (!), le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell Fontenelles indiquait que l’Europe était prête à prendre des sanctions contre les militaires. Il ne s’agissait en réalité que d’effets d’annonces. Les sanctions tenues pour acquises par une grande partie de la presse n’ont toujours pas été prises, un mois et demi après le coup d’état. L’Europe était juste prête à préparer des sanctions… Il y a fort à parier que les nouvelles sanctions, qui ne devraient pas arriver avant le 22 mars, ne contrarieront guère les intérêts de Total.
Le peuple birman fait preuve d’un courage et d’une résilience extraordinaires tandis que le rôle de Total dans le financement de cette junte n’a été abordé ni par le gouvernement ni par les parlementaires. Combien de temps encore pourrons-nous accepter la torture et la mort de civils innocents sur l’autel des intérêts financiers de nos multinationales alors que le Parlement européen adopte une résolution en faveur du devoir de vigilance des entreprises ?



(1) https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2011/06/13/kouchner-total-et-la-birmanie_1535693_3216.html
(2) Myanmar Extractive Industries Transparency Industries Initiative (MEITI) – EITI report for the period April 2013-March 2014. https://eiti.org/files/documents/fy2013-2014_myanmar_eiti_report.pdf
(3) Total Impact : The Human Rights, Environmental and Financial Impacts of Total and Chevron’s Yadana Gas Project in Military-Ruled Burma (Myanmar) – EarthRights International September 2009. https://earthrights.org/wp-content/uploads/publications/total-impact.pdf
(4) L’affaire Total-Unocal en Birmanie jugée en Europe et aux Etats-Unis par Ludovic Hennebel – CRIDHO Working Paper 2006/09 – Université catholique de Louvain – Faculté de droit. https://sites.uclouvain.be/cridho/documents/Working.Papers/CRIDHO.WP.2006.09.pdf
(5) Statement by Thomas H. Andrews UN Special Rapporteur on the Situation of Human Rights in Myanmar – United Nations Human Rights Council – 11 March 2021. https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26884&LangID=E
(6) Les conflits de loyauté de la plus grande entreprise française – Le Monde Diplomatique – Aout 2018 https://www.monde-diplomatique.fr/2018/08/DENEAULT/58987
(7) Total : les quatre chiffres qui résument sa toxicité pour les gens et pour la planète -sept. 2019 – Attac France. https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/total-les-quatre-chiffres-qui-resument-sa-toxicite-pour-les-gens-et-pour-la