Alors que commence le recomptage de certains votes aux élections présidentielles américaines, Matthieu Vogt revient sur le système électoral américain pour la chambre des représentants, savant jeu d’influence et de lutte politique.
Décryptage du découpage électoral américain
Non, cet article n’est pas dédié au système des grands électeurs pour les présidentielles américaines mais à quelque chose de bien moins connu : le fonctionnement des élections de la Chambre des représentants. La Chambre des représentants est une des deux chambres du Congrès des États-Unis, l’autre étant le Sénat. Le nombre de représentants est proportionnel au poids démographique de l’état, par exemple il y a 53 représentants pour la Californie et seulement 1 pour le Vermont[1]. La Californie est donc découpée en 53 districts électoraux (ou circonscriptions) pour la Chambre des représentants, chaque district élisant son représentant. Les différents districts électoraux au sein d’un état doivent également être de population égale. Ces élections ont lieu tous les 2 ans.
Redécoupage électoral tous les 10 ans
Afin que le découpage électoral tienne compte de l’évolution démographique des différents états (le nombre de représentants étant proportionnel au poids démographique), tous les 10 ans a lieu un redécoupage électoral pour chaque état qui fait suite au nouveau recensement. En soi, ce redécoupage peut se faire n’importe quand, il peut se faire plus souvent, mais il doit être fait au minimum tous les 10 ans suite au recensement. Les recensements se faisant les années se finissant en 0 (2010, 2020…) le redécoupage électoral a souvent lieu l’année d’après.
Jusque-là rien d’anormal. Mais attendez, ce qui n’a pas encore été dit, c’est que ces cartes électorales sont dessinées par la législature de chaque état. Autrement dit, ce sont les élus qui choisissent le découpage électoral, le gouverneur ayant un droit de veto. Donc pour résumer, si le gouverneur et la législature d’état sont du même parti, alors ils peuvent redécouper les cartes électorales comme bon leur semble en favorisant leur parti (ils doivent bien sûr faire des districts électoraux de population égale).
Le gerrymandering ou découpage électoral partisan
Cette manière de faire un découpage électoral en faveur de son propre parti est appelé «gerrymandering» ou découpage électoral partisan. Cette pratique est tout à fait courante aux États-Unis et les deux partis, démocrate et républicain, l’utilisent. Le parti contrôlant l’état contrôle donc le redécoupage électoral.
Le principe est simple : il s’agit de créer des districts dans lesquels l’opposition aura une très large majorité, et d’avoir une courte majorité dans tous les autres districts. Ainsi, l’opposition aura quelques sièges à la Chambre des représentants, sièges qu’elle aura gagné haut la main, mais elle sera incapable de gagner dans les autres districts. Regardez plutôt ce schéma : en regroupant les votants bleus dans les mêmes districts, les bleus gagnent avec une forte majorité ces quelques sièges mais perdent sur les autres.
REDMAP
En 2010, les républicains lancent le projet REDMAP (REDistricting MAjority Project, faisant référence à la couleur du parti républicain, le rouge). Ce projet avait pour objectif de mettre le paquet sur les états où la majorité pouvait vite basculer, afin d’ensuite faire un découpage électoral favorable aux républicains dans ces états. 30 millions de dollars ont été mis dans ce projet REDMAP et tout a fonctionné comme souhaité. Les républicains ont pu redessiner les cartes électorales à leur guise dans plusieurs états. Et d’ailleurs, ils ne s’en cachent pas, le projet a même un site officiel[2]. Il s’agit pour eux d’un coup de génie, d’une stratégie qui fonctionne et non pas d’une magouille politique (en vérité il s’agit sans doute des deux).
La conséquence direct de ce projet est visible dans les élections à la Chambre des représentants de 2012. Les républicains remportent 234 sièges et les démocrates 201 alors que ces derniers avaient 1,4 million de voix en plus au niveau national. Et lorsque l’on s’attarde sur certains états en particulier on comprend bien le mécanisme à l’œuvre.
À travers ces graphiques, on peut facilement voir l’effet REDMAP à partir des élections de 2012 : un accaparement de la majorité des sièges sans que les résultats dans les urnes diffèrent énormément. Voici donc les conséquences que peuvent avoir un découpage électoral en l’occurrence sur l’état de la Caroline du Nord.
La Pennsylvanie connaît un sort semblable : avec un score de 50,3% des voix en 2012, les démocrates n’obtiennent que 5 sièges sur 18. Depuis 2018, l’état s’est doté d’une nouvelle carte électorale face à la pression, et les sièges sont mieux répartis (pour les élections de 2018 et de 2020 les deux partis ont eu 9 sièges).
D’autres états ont vécu le même processus : Ohio, Wisconsin, Michigan. Par exemple, en Ohio pour les élections de 2020 les démocrates ont récolté 42,55% des voix et ont remporté 4 sièges (25% des sièges) tandis que les républicains avec 56,45% des voix ont remporté 12 sièges (75% des sièges). Au Wisconsin, en 2018 les démocrates avec 53,2% des voix ont remporté 3 sièges tandis que les républicains avec seulement 45,6% en ont remporté 5. Et la liste pourrait continuer.
Des districts électoraux aux drôles de formes
Pour dessiner ces découpages électoraux en leur faveur, les politiciens créent parfois des districts aux limites totalement absurdes. Comme le 7ème district de Pennsylvanie ci-dessous dessiné suite au projet REDMAP (ses limites ont été modifiées depuis). Ou alors le 12ème et 4ème district de la Caroline du Nord pour la période 2011-2014[3] (également modifié depuis).
Les progrès technologiques permettent de créer des cartes de plus en plus précises (plus vicieuses aussi). Chaque petit détour est calculé, réfléchi. Avec ce type de méthode, ce ne sont plus les citoyens qui choisissent leurs représentants, mais les politiciens qui choisissent leurs électeurs.
Une pratique courante
Le projet REDMAP a été fait par les républicains et pour les républicains. Mais il serait faux de dire que les démocrates n’utilisent pas le découpage électoral partisan. Les deux partis le pratiquent. Au début des années 1980, le démocrate californien Phillip Burton, après un redécoupage électoral partisan particulièrement efficace, plaisantait en décrivant les nouvelles limites comme étant sa «contribution à l’art moderne»[4].
Cas plus récent, celui du Maryland. Dans cet état, ce sont les démocrates qui s’occupent du redécoupage électoral de 2011. Avant ce redécoupage, les 8 sièges étaient (dans la grande majorité des élections) répartis de la manière suivante : 6 pour les démocrates, 2 pour les républicains. Depuis 2011, à chaque élection, 7 sièges reviennent aux démocrates et 1 seul aux républicains. Les démocrates ont réussi à grapiller un siège de plus lors du dernier redécoupage électoral[5].
Mais il est vrai que récemment le «gerrymandering» se fait généralement au détriment des démocrates. L’explication est assez simple : les républicains ont des meilleurs résultats aux élections locales (gouverneurs et législatures d’états) que les démocrates. Et ce sont ces élections qui déterminent le pouvoir de redessiner les cartes électorales.
Qu’en est-il de 2020-2021 ?
Le recensement ayant eu lieu en 2020 les nouveaux découpages électoraux vont être décidés cette année. Et ils ne vont sans doute pas être en faveur des démocrates. Globalement, les démocrates ont à nouveau perdu localement en 2020[6] et les républicains vont avoir l’occasion de redessiner les cartes électorales toujours en se favorisant. Par exemple, les états du Texas et de la Floride qui comptent beaucoup de représentants du fait de leur important poids démographique, ont comme gouverneur un républicain et comme législature d’états une majorité républicaine. Ils pourront donc redessiner les cartes en favorisant le parti républicain. Nous aurons donc l’occasion de voir le résultat de ces nouveaux découpages électoraux lors des élections de mi-mandat en 2022, lorsque les 435 sièges de la Chambre des représentants seront renouvelés.
[1] https://www.census.gov/library/visualizations/interactive/historical-apportionment-data-map.html
[2] http://www.redistrictingmajorityproject.com/?p=646
[3] https://www.ncleg.gov/Redistricting/DistrictPlanMap/C2011E
[4] https://www.nytimes.com/1983/04/11/obituaries/rep-phillip-burton-democratic-liberal-dies-on-visit-to-california.html
[5] https://www.usnews.com/news/national-news/articles/2019-03-25/supreme-court-to-consider-the-politics-of-redistricting
[6] https://www.theguardian.com/us-news/2020/dec/15/gerrymandering-republicans-map-charts-states