Par : Svitlana Akinshyna et Xavier-Laurent Salvador
La question de la place des médias dans l’évolution du paysage européen devient préoccupante. Nous en étions arrivés dans les années 1980 lorsque François Mitterand dans sa lettre aux français consacrait le pouvoir des médias, à penser que l’idée était acquise qui consistait à considérer les médias comme un pouvoir. Lorsque le Président français écrivait dans sa lettre aux français que «Montesquieu pourrait se réjouir qu’un quatrième pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de la séparation des pouvoirs l’ultime hommage de notre siècle», il ne faisait d’une certaine façon qu’entériner un état de fait dans les sociétés occidentales qui ont érigé le système de propagande et de diffusion des idées en institution politique de contre-pouvoir : «faire et faire savoir».
Cette idée d’un «quatrième pouvoir» dérive vraisemblablement de l’expression anglaise «fourth estate» qui elle-même emprunte, juste retour des choses, à l’imaginaire féodal français où «estate» («état» comme dans «tiers-état») désigne non pas tant un «pouvoir» au sens que nous donnons à ce terme dans nos sociétés démocratiques qu’une «caste» au sens que l’Ancien Régime donnait à cette expression. C’est l’essayiste satiriste Thomas Carlyle qui le premier fait mention en 1840 de cette expression en citant Edmund Burke. Il rapporte en effet dans son ouvrage On Heroes and Hero Worship : «Burke said there were three estates in Parliament but, in the reporters’ gallery yonder, there sat a fourth estate more important far than they all». L’expression n’est pas nouvelle pourtant, elle avait déjà été employée auparavant pour désigner tantôt la Reine elle-même, tantôt le prolétariat. Mais pour la première fois elle désigne le poste de la communication et de la presse, et le syntagme va en quelque sorte sédimenter dans les essais révolutionnaires pour cristalliser autour de la notion de communication, de média jusqu’à faire émerger l’image d’un contre-pouvoir politique. Oscar Wilde lui-même évoque l’émergence de cette force subversive lorsqu’il écrit dans The Soul of Man under Socialism «Somebody […] called journalism the fourth estate. That was true at the time no doubt. But at the present moment it is the only estate» («Quelqu’un a appelé le journalisme le quatrième état. C’était vrai sans doute à l’époque. Mais à présent, c’est le seul»). De sorte d’ailleurs que l’on pourrait sans crainte de forcer le trait dater l’évolution sémantique de «estate» au sens de «caste» à «estate» au sens de «pouvoir» très précisément de la date de parution de l’essai de Wilde en 1891. Puis un siècle plus tard en 1974, l’épisode du Watergate consacre la pertinence de cette analyse et son efficacité en forçant Nixon à démissionner : intrusion sur la scène politique profondément subversive et révolutionnaire, le quatrième pouvoir – en fait le seul – fait irruption sur la scène de la démocratie. Dès lors, le travail de reconfiguration du paysage politique autour de la colonne médiatique va accélérant, depuis la première retransmission télévisée d’un débat politique présentant Kennedy en vedette sémillante jusqu’à l’irruption des nouveaux médias sociaux depuis l’avénement du Net et la «révolution numérique» (expression datée en France par sa première attestation en 1993 à la une du magazine Sciences et avenir) au coeur des processus politiques les plus subversifs: du printemps tunisien aux dernières élections américaines.
Nous étions donc habitués à penser les médias comme un pouvoir, mais leurs acteurs en viennent à penser qu’ils sont «le» pouvoir. C’est la troisième évolution du mot «estate» qui de «caste» en était venu à désigner «un pouvoir» et finit par reprendre son sens originel d’«état». Les médias sont l’État.
Cette accélération des mutations du système démocratique s’accompagne en Occident notamment d’une métamorphose des représentations sous l’impulsion des acteurs médiatiques. Cette subversion active du paysage politique, souvent mise en scène dans les utopies de science-fiction comme Black Mirror (2011, saison 2, épisode 2 : 15 millions de mérites) consacrant en somme l’avénement des écrans dans des mondes dominés par la société du spectacle au sens que les situationnistes donnent à cette expression, a commencé de longue date dans la Vieille Europe au moment même où Mitterrand écrivait la lettre aux français que nous citions précédemment.
C’est en effet dans les années 1980, date de la fondation de Canale 5, que l’on assiste à l’émergence en Italie d’une figure notable du monde des finances, engagée dans les médias puis en politique jusqu’à accéder aux fonctions les plus influentes d’une grande démocratie européenne avant d’être élue en mars 1994 à la plus haute fonction élective celle de Président du Conseil Italien : Silvio Berlusconi. La stratégie du Cavaliere pour la conquête du pouvoir, amplement analysée par Éric Jozsef (Main basse sur l’Italie : la résistible ascension de Silvio Berlusconi, Grasset, 2001), Pierre Musso ou Francesco Susza devrait aujourd’hui être analysée comme un modèle de stratégie politique moderne. Le pouvoir est conquis par les médias, grâce aux médias ; l’extension de l’empire médiatique de Berlusconi à la France (la 5) puis à l’Espagne a permis de décentrer le débat intérieur italien à la scène européenne, de construire un réseau de coopération politique qui a profondément modifié le rapport des peuples à la communication politique en installant l’idée d’une personnalité se mettant en scène dans l’exercice du pouvoir au point que le show s’est progressivement déplacé de l’émission de divertissement au rendez-vous politique. L’accès immédiat aux plateaux du propriétaire de la chaîne lui assure une force de communication considérable et son aire d’influence s’étend à proportion que croît son empire européen. Pris de court sans doute par l’émergence du Web dans les mêmes années qui le voient accéder aux plus hautes fonctions, il Cavaliere ne poursuit pas son évolution transmédiatique et c’est sans doute une des raisons qui expliquent la ringardisation (https://www.lepoint.fr/monde/silvio-berlusconi-revient-du-diable-vauvert-05-02-2013-1623883_24.php) du personnage au tournant des années 2000, au moment même où un autre acteur majeur de la scène médiatique et politique italienne apparaît : Beppe Grillo. Ce dernier, dont le blog créé en 2005 est parmi les plus consultés, lui permet dès 2010 de faire irruption sur la scène politique après la création de son mouvement : les 5 stelle. Le parallèle serait tentant à construire avec la France. Pourrait-on se demander, par exemple, ce qui a empêché l’émergence de personnalités fortes et comparables dans la vieille démocratie quand Bouygues ou Coluche ont pu, un moment, bénéficier de dynamiques comparables mais sans lendemain ? Car si le phénomène semble proprement italien, à n’en pas douter la France a connu avec ces deux personnalités les ébauches de dynamiques comparables. Mais le destin tragique de l’un et le manque d’ambition politique de l’autre ont contribué à retarder, voire à contrecarrer ce mouvement des médias vers la scène politique accélérant, semble-t-il, le passage contraire des politiques vers la scène médiatique. Il faut aussi reconnaître que la France avait déjà connu la fièvre médiatique autour des personnalités politiques dès les années 1915 autour de la personnalité de Paul Painlevé pour lequel la presse, et notamment La Belle Époque, a considérablement contribué au succès de sa personnalité en dressant le portrait d’un vrai homme de gauche : «L’exposition médiatique de cet «homme nouveau» l’aide à surmonter deux handicaps : son manque d’expérience politique et son indépendance à l’égard des partis. L’image positive qui a été la plus largement diffusée et qui souligne les compétences exceptionnelles du savant comme sa capacité à se mettre au service de ses concitoyens a contribué à en faire un candidat crédible aux yeux des électeurs, et ce bien qu’il n’ait jamais exercé de mandat» (Anne-Laure Anizan, Médiatisation et vie politique sous la Troisième République. Painlevé, un parcours médiatique atypique ? 2013). L’idée était déjà donc largement ancrée dans la culture française que la presse était un acteur politique majeur, et peut-être le personnel politique des années 80 avait-il déjà pressenti la force considérable que pourrait constituer la levée d’une sympathie autour de personnalités cristallisant les feux de la rampe. Et ce faisant, a su développer des stratégies politiques de communication lui permettant d’anticiper le développement de phénomènes comparables à ce qui se passait au même moment en Italie (Voir par exemple l’exemplaire de L’Humanité titrant : Mitterrand-Berlusconi, l’accord complet).
Les prochaines élections ukrainiennes marquent l’avénement d’un acteur innovant sur la scène politique : Volodymyr Zelensky. C’est une personnalité en partie comparable, toute proportion gardée, au couple Berlusconi-Beppe Grillo. Jeune – il est né en 1978, c’est avant tout un humoriste et producteur qui a fondé en 1995 sa société de production Kvartal. Le plus frappant dans sa personnalité reste la confusion entretenue, tout du moins sur le papier, entre sa personnalité et les rôles qui lui ont été attribués. Acteur depuis 2015, il est connu pour jouer le rôle d’un Président de la République en retraite, sympathique, sage et modéré (Holoborodko) dans une fiction dont le nom : Serviteur du peuple, représente les aspirations populaires. Cette fiction semble peser sur son entrée en politique, toute récente, lorsqu’il fonde son premier parti auquel il donne le nom de … «serviteur du peuple», par référence à la série qui le fait connaître. Ce rôle qu’il a visiblement pris a cœur, lui assure la dévotion des «petites gens». Il est le cousin, l’ami lointain ou le professeur que tout le monde a croisé lors de ses études, qui s’exprime comme tout un chacun, simplement et qui a déjà su gagner une partie de notre confiance et dont on semble comprendre l’esprit.
Comme beaucoup de ses compatriotes, il parle ukrainien lors des rencontres officielles, mais s’exprime plus naturellement en russe ; comme beaucoup, il n’a pas de solution toute faite au problème de la guerre ; comme beaucoup, il ne croit pas au retour rapide de la Crimée, sans toutefois accepter cette annexion ; comme beaucoup, il a déjà su gagner son public, et il y a de fortes chances pour que le soutien de ce public soit suffisant pour emporter la finale des présidentielles le 21 avril prochain.
Volodymyr Zelensky est toutefois connu dans son pays depuis des décennies par sa carrière artistique irréprochable. Réputé fidèle à son épouse, jamais impliqué avant dans la politique sauf à travers quelques textes de caricatures, il a donc l’image d’un homme intègre et enthousiaste. Son diplôme en droit, l’énergie de sa jeunesse enthousiaste, une carrière déjà ancrée dans l’imaginaire pourraient sans doute expliquer les 30,2% des votes recueillis au premier tour des présidentielles, résultat dont le succès étonne même ceux de son camp. Toutefois, ses projets communs avec l’oligarque ukrainien Kolomoïsky, la troisième fortune du pays qui avait refusé de financer Tymochenko en 2010 et qui a fait banqueroute en décembre 2017 suite au gel de ses avoirs (http://www.rfi.fr/europe/20171221-ukraine-gel-avoirs-oligarque-kolomoisky-futur-scandale-etat), éveille les inquiétudes des nationalistes ukrainiens qui voient là l’ombre d’un soupçon de revanche qui affaiblit la position de Zelensky. Le riche entrepreneur fait par ailleurs l’objet d’une enquête par le FBI (https://www.thedailybeast.com/billionaire-ukrainian-oligarch-ihor-kolomoisky-under-investigation-by-fbi) et sa présence dans l’entourage du jeune futur Président projette une ombre inquiétante, notamment pour les ukrainiens nationalistes qui redoutent que cette amitié n’influence sa vision du futur indépendant du pays.
Le trajet de Zelensky n’est donc pas innovant en Europe. Il est toutefois symptomatique de la confusion qui lie les élites médiatiques et la naissance des pouvoirs en démocratie. Cette subversion de la «scène» politique par les «acteurs» médiatiques caractérise les temps modernes. Ce trajet définit une trajectoire intéressante qui, si elle venait à se réaliser, devrait marquer un tournant de l’évolution des démocraties slaves contemporaines. Zelensky quoi qu’il en soit ne mérite sans doute pas le nom de «clown» dont les médias français l’ont affublé (https://www.francetvinfo.fr/monde/volodymyr-zelensky-le-clown-qui-voulait-devenir-president-de-l-ukraine_3255985.html; https://www.20minutes.fr/monde/ukraine/2486543-20190401-ukraine-volodymyr-zelensky-clown-novice-politique-favori-second-tour-presidentielle; https://www.nouvelobs.com/monde/20190401.OBS2797/ukraine-10-choses-a-savoir-sur-volodymyr-zelensky-le-clown-qui-veut-etre-president.html). C’est un habile tacticien qui a su allier le pouvoir d’une certaine oligarchie avec l’influence que lui confère sa présence télévisuelle.
Projeté sur la scène française, la question se pose de savoir qui dans la paysage actuel pourrait être demain le Zelensky français. Cette subversion amorcée dans le paysage médiatique européen est irréversible et la France, dont l’inertie politique habilement instituée au sein de la cinquième la protège des bouleversements trop brusques, n’évitera pas perpétuellement ce mouvement progressiste qui conduit à la confusion des «estates». Cyril Hanouna résistera-t-il longtemps encore à franchir le pas qui le sépare de la communication politique ? Le pas franchi par l’humoriste lors de la crise des gilets jaunes en direction de la médiation politique , son alliance hétérodoxe avec Marlène Schiappa (https://www.europe1.fr/medias-tele/comment-cyril-hanouna-est-devenu-le-porte-voix-des-gilets-jaunes-3845516) laissent songer à un destin français à l’ukrainienne : l’âge, la position, l’influence, le public – tout laisse à penser que les éléments sont sagement disposés pour permettre à la recette de prendre. Reste à savoir si la culture politique française l’entraînera dans les méandres d’une histoire nouvelle.