Virginie Cady est notre sémiologue dystopique qui raconte les temps troubles que connurent l’Europe et le Monde au XXIème siècle, période appelée depuis «orwellianoscène». Elle nous explique à chaque entrée du dictionnaire dystopique, le sens perdu des mots courants.
Issu de l’anglais resilience lui-même tiré du verbe latin resilio,ire signifiant «bondir en arrière», le terme de résilience indique en physique et en mécanique la capacité d’un matériau à résister à un choc déterminé. L’ingénieur britannique Thomas Tredgold (1788-1829) définit la résilience en 1824 dans son Traité pratique sur la solidarité de la fonte et d’autres métaux comme la capacité d’élasticité et de résistance à la déformation des matériaux mais le terme aurait été attribué à cette capacité par le physicien, médecin et égyptologue anglais Thomas Young (1773-1829) qui aurait le premier employé ce terme en l’empruntant à la philosophie anglaise du XVIIème siècle.
En effet, ce concept apparaît bel et bien dès le tout début du XVIIème sous la plume du philosophe et scientifique Francis Bacon (1561-1626). On le trouve ainsi dans le Sylva sylvarum, ouvrage posthume publié en 1626 où il est employé pour caractériser le mécanisme de l’écho comme rebond sonore. Puis, en 1668, le philosophe néo-platonicien Henry More l’applique à la morale. Il en fait alors la capacité de l’âme à se guérir du mal.
C’est cette dernière acception qui va ensuite influencer tout un pan de l’histoire de la psychologie et de la psychanalyse. Sigmund Freud (1856-1939) est le premier à envisager la possibilité d’une résistance au traumatisme, d’une possibilité de rebondir sur ce dernier quand la psychiatrie traditionnelle condamnait le traumatisé, voire niait la véracité de l’impact traumatique. Après la Seconde Guerre Mondiale, Anna Freud (1895-1982) et René Spitz (1887-1974) recueillent à Hampstead, dans la banlieue de Londres, des enfants dont les parents sont décédés lors des bombardements du Blitz. Ils vont alors observer, même chez les plus jeunes d’entre eux, la présence de traumatismes psychologiques que la nourriture et la sécurité sont impuissants à combler. Ils repèrent également que ces enfants, présentant les mêmes typologies d’histoires personnelles, évoluent différemment en fonction des structures d’accueil qui les prennent en charge. Là où les enfants sont uniquement vêtus, nourris et abrités, ils connaissent par la suite un destin difficile et même tragique, comme s’ils étaient poursuivis par le traumatisme initial. Là où les enfants sont choyés et bénéficient d’attention, ils connaissent un destin plus favorable et reviennent à la vie «réparés» et «guéris».
Il faut attendre les travaux de la psychologue américaine Emmy Werner (1929-2017) pour que soient étudiés les mécanismes de la résilience comme compétence psychique et cognitive, relative à un individu, permettant de faire face à des situations délétères ou traumatiques. La psychologue va étudier un groupe de 545 enfants vivant sur l’île de Kauai (Archipel d’Hawaï) à partir de leur naissance en 1955 et ce durant trois décennies. Ces enfants ont été choisis en fonction de déterminants familiaux et sociaux présentant des risques sévères pour le développement des enfants. Sur ces 545 enfants, 70 deviendront de jeunes adultes épanouis et bien intégrés. Emmy Werner note que le point commun qui relie ces 70 enfants et qui les différencie des autres est la présence, dans leur entourage, d’un référent adulte, enseignant ou éducateur, qui va prendre soin d’eux, leur apporter une écoute attentive, leur prodiguer des encouragements. Même si les travaux d’Emmy Werner ne portent pas initialement sur la résilience, l’apport de ces recherches va largement inspirer les travaux de ses successeurs et permettre de repérer les grands traits du fonctionnement de la résilience.
Parmi eux, se distingue le neuropsychiatre et psychanalyste Boris Cyrulnik (1937-2051) qui va populariser le concept en France, au cours de la dernière partie du XXème siècle. Ce dernier observe le cas d’orphelins roumains privés de tout stimulus psycho-affectif et présentant des retards du développement social confirmés par une atrophie fronto-limbique observée au scanner. Or ces mêmes enfants, après un an de placement en famille d’accueil où ils jouissent de soins et d’attention, voient ces signes cliniques régresser. On observe alors non seulement l’impact neurologique du trauma mais également la capacité de guérison du cerveau blessé par ledit trauma.
Ce que mettent en lumière les travaux sur la résilience, c’est que cette dernière dépend à la fois de conditions environnementales et culturelles. Ce à quoi Boris Cyrulnik ajoute que le vécu de la petite enfance et surtout la façon dont le très jeune enfant aura pu nouer des liens avec une figure d’attachement positive sera déterminant dans la faculté de l’individu de se réparer.
Au cours du XXème siècle, cependant, le terme de résilience se déploie dans des sphères diverses. Ainsi, Paul Claudel, de retour d’un voyage aux États-Unis, tente de traduire le terme resiliency pour définir une capacité de rebond, post crise économique de 1929, qu’il trouve fondamentalement américaine. Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur. (Paul Claudel in L’Élasticité américaine, 1936).
Dans un début du XXIème siècle obsédé par la réussite et l’épanouissement personnel, la résilience se mue en impératif catégorique qui dénoterait, chez celui qui s’en montre capable, une sorte de vertu. À cette époque où les manuels de développement personnel surabondent, il faut être résilient autrement dit se servir de traumatismes initiaux pour devenir meilleur. Le premier quart du XXIème siècle est rempli de surhommes et de surfemmes abonnés à la résilience qu’ils brandissent en étendard comme du Guesclin beuglant force Montjoie face aux anglois. (Le soi, le moi et l’ego : histoire de l’individualisme au XXIème siècle ; B. Thencourt, 2156).
Ce concept hérité de la physique et très influencé par la pensée américaine du self-made man va trouver une résonance toute particulière au moment de la Grande Pandémie qui sévit dans les années 20. C’est ainsi que le Protoconsul monte une opération militaire baptisée Résilience chargée de se porter au secours des français contraints au confinement tandis que les hôpitaux débordés peinent à soigner les malades. La résilience est appelée au secours des confinés qui doivent se réparer voire anticiper la réparation du traumatisme subi. On ne cessait de porter aux nues tel ou tel qui occupait ses journées à peindre, à noircir ses cahiers de pensées contemplatives plus ou moins profondes, les médias étaient emplis de journaux d’auteurs et d’autrices exultant de contempler, au petit matin, la rosée parsemant d’humbles jardins normands. On n’en finissait plus de s’esbaudir des capacités créatives que l’on trouvait en soi et qui étaient autant de preuves d’une méritoire résilience. Et ceux qui demeuraient coi, tapis dans l’ombre de chambres closes, ceux qui ne parvenaient qu’à grand peine à sortir de l’abattement où les plongeait la perte du contact avec le monde, ceux-là faisaient hocher tristement la tête, avec un soupçon d’une condescendante commisération. (P. Theyniste ; Chacun pétrit son pain, 2072).
Appliquée à l’économie ou à l’écologie, la résilience devient, au XXIème siècle, un concept presque magique qui pare à toute éventualité, résout toute crise sans qu’on ait presque besoin de prendre la moindre mesure sérieuse pour y remédier. La nappe phréatique est épuisée ? Comment ça la nappe phréatique est épuisée ?! Oh et puis vous n’allez pas m’emmerder avec votre écologie à la noix ! De toute façon, c’est bien connu : la nature est résiliente. Il pleuvra et on n’en parlera plus ! (O. J. Bay; Les derniers territoires avant la mer, 2145).
Dans les dernières années qui précèdent la Grande Déflagration, la doctrine dite de La Sainte Résilience se met en place. Les individus sont désormais sommés de participer à l’effort de Résurrection Nationale dans un pays où les crises se succèdent alors que menacent les premières Révoltes de la Faim qui entraîneront la création des Milices de la Résilience. L’homme avance lentement, d’écran en écran, dans le couloir sans fin. Sur son passage, les écrans crachent des appels à l’espérance. Un maelström d’injonctions absurdes qui épuisent les dernières fibres de révolte que la misère n’a pas déjà tuées. Devant lui, une poignée d’errants se serrent. Une femme vêtue de blanc et d’or prend en note, dans un cahier marqué d’un S et d’un R entrelacés, le nom des nouveaux arrivants. Puis sans haine, sans commisération non plus, elle les envoie au-delà des portes immaculées. Il ne se révolte pas. Il connaît son échec. Il l’admet. Il fait partie des faibles. Des hésitants. Des défaillants. Il refuse d’abandonner le réel. Il refuse de croire que tout cela a du sens. Que la souffrance mène à la rédemption. Il refuse d’entrer dans un monde vide de sens. Dans le monde des Résiliants. (L’appel aux mirages; M. Passa, 2156).