Virginie Cady est notre sémiologue dystopique qui raconte les temps troubles que connurent l’Europe et le Monde au XXIe siècle, période appelée depuis «orwellianoscène». Elle nous explique à chaque entrée du dictionnaire dystopique, le sens perdu des mots courants.
Influenceur. Influenceuses.
Néologisme inventé dans la première décennie du XXIème siècle, le terme d’influenceur est un composé du substantif influence suivi du suffixe «eur» (du latin «or», suffixe servant à fabriquer des noms de fonction). Le terme influence prend racine au Moyen-Âge. Tiré du latin influens, influerer (qui s’insinue, se répand, pénètre, se glisse), il a alors le sens d’un écoulement de flux, censé provenir des astres et agir sur les hommes et les choses. (Epître à Damase, Saint Jérôme, IVème siècle).
À la fin du XIIème siècle, on trouve la définition suivante sous la plume de Raymond Lulle : action lente et continue exercée par une personne, une chose sur une autre personne ou chose, influence de devocion. Au XVIIIème siècle, le sens se généralise à tout ce qui représente une autorité ou un prestige.
Cette définition reste stable au cours des siècles. Ainsi, la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie Française énonce-t-elle que l’influence est l’action d’une personne, d’une circonstance ou d’une chose qui influe sur une autre. (…) L’influence de l’opinion publique. L’influence du langage sur les idées. Subir, éprouver une influence. Influence salutaire, dangereuse. Douce influence. L’influence des passions…
Le terme d’influence garde toutefois une connotation péjorative. L’influence étant de nature mystérieuse, insidieuse et d’origine obscure, celui qui est sous influence est suspecté d’être faible d’esprit et de caractère comme l’affirme Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray : Toute influence est immorale. Influencer quelqu’un c’est lui donner son âme.
C’est au début de la deuxième décennie du XXIème siècle qu’apparaît le terme d’influenceur ou encore d’influenceuse. La naissance de cette étonnante profession suit de très près le développement des rézosocios. Les historiens débattent encore de la nature exacte de ces médias aujourd’hui disparus qui semblent avoir généralisé le bénévolat en incitant habilement des cohortes d’hommes et de femmes à fournir gratuitement du contenu au prix du sacrifice de leur intimité et de leur temps libre. Toutefois, il semble que certains de leurs utilisateurs aient su tirer profit d’eux. Ce sont les influenceurs.
Il semble qu’ils aient joué un rôle primordial dans les mœurs de la société du XXIème siècle. Tout d’abord, leur influence se limite à la consommation. Les femmes sont particulièrement à l’aise dans ce domaine. Elles sont spécialisées dans les conseils (appelés tutos pour tutoriels) beauté et maquillage. Très vite repérées et récupérées par les grandes marques du luxe, des cosmétiques ou du textile, elles dispensent leurs conseils à des millions de followers (suiveurs ou abonnés) et font bondir les ventes des produits qu’elles promeuvent. Coucou les minous ! Aujourd’hui, je vais démontrer les mérites d’une crème antirides MI-RA-CU-LEUSE ! Chuis trop z’excitée de vous retrouver pour vous démontrer comment cette crème elle est trop top pour les oeils ! Eh oui parce qu’on a toutes des oeils et pour ça, Merlain a pensé à vous les louloutes ! Parce que la façon qu’elle est formidable, bin euh chuis trop trop contente les minoutes ! Vous allez voir, cette crème pour les oeils, elle est canon ! (Transcription – Vidéo tuto Anne Honim, circa 2022).
Les influenceurs abondent dans les domaines de la beauté, de la forme, de l’humour et du divertissement. D’autres ne proposent rien. Ils se contentent de témoigner et font de leur chaîne une sorte de journal intime ouvert à tous où l’enjeu est de montrer l’ampleur d’une réussite financière et sociale. Ils peuvent compter plusieurs millions à plusieurs dizaines de millions d’abonnés et les plus célèbres touchent des sommes considérables à chaque «post» (article ou vidéo posté sur les rézosocios).
Le public de ces influenceurs est souvent très jeune. Les followers ont majoritairement entre 18 et 24 ans. Or, c’est précisément la tranche d’âge qui se désintéresse de la politique dans le premier quart du XXIème siècle. Nous le savons, durant cette période pré-protoconsulaire, alors que tous les signes de la Grande Déflagration s’amoncellent dans l’indifférence quasi générale, la communication remplace peu à peu la politique en tant que gestion de la cité. Et c’est là que les influenceurs vont jouer un rôle à la fois primordial et délétère dans l’accélération de la désagrégation du tissu politique.
En 2021, durant la Première Grande Pandémie, le gouvernement français fait appel, à maintes reprises, aux influenceurs pour promouvoir sa politique. On a ainsi retrouvé des archives montrant l’influenceur fitness Tibo In Shape au côté de Gabriel Attal, alors porte-parole du gouvernement. Ce dernier organise d’ailleurs, en février 2021, une rencontre à l’Élysée pour parler de la précarité étudiante avec 5 influenceurs connus dont Enjoy Phoenix. Cette rencontre est d’autant plus incongrue que les participants n’ont guère fréquenté les bancs de la faculté. Le futur Protoconsul, lui-même, lance la même année un défi à Carlito et McFly pour promouvoir les mesures sanitaires alors en vogue.
Dans les années 20, les influenceurs deviennent omniprésents dans la communication politique. Ils sont, dans un premier temps, vivement critiqués. Durant quelques années, les réactions balancent entre franche hilarité et colère. Autrefois, quand on appelait les bouffons au château, c’était pas pour en faire les conseillers du prince ! Quand Machiavel guidait les monarques, ça avait un brin plus de gueule. Aujourd’hui, Richelieu sort d’une école de com, il a 20 piges, des dents à racler les parquets des palais de la Vème, des idées comme s’il en pleuvait et pas le temps de les trier. Hey les gars ! Et si on organisait une table ronde sur le civisme fiscal en compagnie des Marseillais à Dubaï ? Et pourquoi pas une table ronde sur les droits de la femme avec les Chti en Arabie Saoudite tant qu’on y est ?! Et là, l’Empoudré en chef acquiesce de la perruque avec componction comme si son poulain venait de gagner le Derby d’Ascot devant les chevaux de l’immarcescible Babeth number two ! (J. Gabdeux, On a marché sur la tête, 2025).
Les influenceurs obtiennent leur revanche au milieu des années 20. Alors que les chiffres de l’abstention s’envolent, le gouvernement Schiappa tente un baroud d’honneur. Le mode de scrutin traditionnel est remplacé par un mode de scrutin par like. Les candidats à la présidentielle de 2027 seront départagés par l’enthousiasme suscité par leurs publications. Or, à ce petit jeu, les influenceurs ont une belle longueur d’avance. L’étonnante initiative de Madame la Première Ministre se retourne contre elle.
Si le président sortant réussi à éviter la casse en se maintenant dès le premier tour grâce au passage en force de la loi dite de Bonne Fame, il est forcé de s’entourer d’un gouvernement entièrement constitué d’influenceurs. On retrouve ainsi Enjoy Phoenix à l’Éducation nationale, Carlito et McFly aux Affaires Étrangères, Squeezie à la Culture, Caroline Receveur à l’Économie ou encore Mister V à l’Intérieur, le tout sous l’égide de Norman Thavaud, devenu Premier Ministre. Dans les derniers temps, lorsqu’il fut devenu clair que la réalité n’était plus que lambeaux éparpillés au vent par une volonté individuelle devenue plus forte que la raison, chacun choisit le chemin de l’absurde dans le mépris total du destin commun. Plus personne ne faisait semblant de croire en la nécessité d’une organisation commune. Regroupés en communautés d’intérêts aberrants, les hommes n’écoutaient plus qu’eux-mêmes. Ce nous qui avait autrefois érigé des pyramides devint de plus en plus ténu, recroquevillé sur des additions de moi. Au milieu de ce marasme, les champions du je triomphant, ceux qui avaient compris, des années avant les autres, que les temps étaient à l’ego, surgirent, comme autant de tout petits cavaliers de l’Apocalypse, et finirent par emporter le peu de sens qu’il restait. On voulait s’amuser, on voulait jouir, on voulait la célébrité et la gloire immédiate. On ne voulait de règles que celles qui convenaient à soi. On se disait résistant dès qu’on mettait son désir au-dessus du reste. Et au milieu de tout cela trônaient, comme validation ultime du désir de n’être qu’à soi, les hérauts d’une vacuité triomphante et mesquine, indifférents aux conséquences de leurs actes. Les hommes ne purent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Après tout, n’était-ce pas la société elle-même et ce qu’elle comptait de plus symbolique, l’État, qui les avait conduits là ? (C. Palmoman ; Le sanatorium des imbéciles ; 2076).