Rencontre avec Marc Chesney, directeur du Département de banque et finance et du Centre de compétence en finance durable de l’université de Zurich.
Y a-t-il un parallèle entre ce qu’on vit aujourd’hui et ce qu’a été la crise de 1929, la période qui l’a précédé, crise économique, démocratique et sanitaire ?
Il y a des parallèles et des différences importantes, le parallèle clair est lié à la dette.
L’économiste Keynes avait expliqué qu’il ne fallait pas trop en demander à l’Allemagne et il avait eu gain de cause, tant mieux d’ailleurs. L’Allemagne qui donne des leçons à la Grèce devrait se souvenir qu’une grande partie de ses dettes a été annulée en 1923, et par deux fois dans l’histoire : 1923 donc et après la première guerre mondiale, en 1953 avec les accords de Londres.
Donc voilà, ça c’est le parallèle important parce qu’aujourd’hui les dettes ont explosé. Pourtant, on n’a pas eu de guerre mondiale depuis longtemps et néanmoins, le niveau de dettes est énorme. Il était, avant la pandémie au niveau mondial – toute la dette confondue privée et publique – de trois fois le PIB mondial.
À la fin de la pandémie ça va être bien supérieur. Mais ce qui est nouveau et ce qui est différent maintenant, par rapport à l’époque des années 1920, c’est qu’il existe des paris financiers, donc des produits financiers qui permettent de parier sur la faillite et sur l’insolvabilité des pays et des entreprises. Ça, c’est nouveau dans l’histoire : on est confronté à une sorte de finance casino. C’est le cas depuis environ une trentaine d’années avec la montée en puissance du néolibéralisme qui a commencé dans les années 80 avec Margaret Thatcher, avec Reagan aux États-Unis.
Le keynésianisme qui avait bien fonctionné est arrivé à ses limites à la fin des années 70 – guerre du Vietnam, crise du pétrole etc – et un certain nombre de politiciens ont cherché d’autres recettes. Les néolibéraux étaient prêts. Mais ce système est arrivé à bout de souffle en 2007-2008 quand la crise l’a montré.
En 2008, c’était la grande crise, on pensait qu’il n’y en aurait pas après. Il fallait arrêter cette folie néolibérale selon les leaders mondiaux. On se rappelle du discours de Nicolas Sarkozy par exemple. Et pourtant, tout à continuer comme avant, voire pire. Aujourd’hui, on ne parle même pas d’annuler la dette. Pourquoi ?
Ce qui risque de se passer avec les recettes néolibérales pour la sortie de crise du coronavirus nous mène dans une impasse. On est complètement dans l’impasse et au lieu de changer de politique les gouvernements, les banques centrales accélèrent. Pourtant, dans une impasse, il faut changer de direction et ne pas accélérer.

Keynes a permis à l’époque justement d’orienter différemment les politiques après la première guerre mondiale, les politiques économiques notamment. Aujourd’hui, on attend des économistes qu’ils prennent leurs responsabilités. Tous les signaux sont au rouge, tous les signaux économiques bien sûr mais aussi sociaux, financiers, écologiques. La nature émet des signaux qu’il faut lire. Les économistes ne le font pas. Ils étudient pour la plupart l’impact de la pandémie sur l’économie, ce qui est pertinent, mais probablement plus pertinent encore, c’est inversement de comprendre et d’analyser l’impact de l’économie sur la fréquence des pandémies. Le dysfonctionnement de l’économie, de par la déforestation accrue, la perte de biodiversité. On a perdu actuellement environ deux tiers des espèces, ce n’était pas le cas il y a un siècle.
Dans le développement et la diffusion de la pandémie, il y a la globalisation de l’économie, donc il faut remettre en question ce fonctionnement ou plutôt ce dysfonctionnement économique. Repenser la globalisation, la limiter et cesser la déforestation, être attentif à la perte de biodiversité. Il faut réfléchir de manière interdisciplinaire, or la plupart des économistes ne le font pas.
Et pourquoi la parole des économistes qu’on dit «hétérodoxes» est-elle si rare ?
Parce que ça peut être très préjudiciable en terme de carrière. Certaines chaires en économie ou en finance sont financées, cofinancées par des banques, des grandes banques, qui ne veulent pas entendre parler de cela, les écoles de commerce non plus, les responsables politiques non plus, donc c’est très difficile de faire entendre cette parole. Un jeune chercheur va être très prudent, je comprends, il va chercher à publier ses articles scientifiques dans des revues qui sont dominées pour la plupart par l’école de Chicago. Les tenants du système ne veulent par remettre en cause leur pouvoir. Le système se reproduit lui-même et c’est une honte parce que ces personnes sont financées par des fonds publics.
Keynes avait été courageux, il a mis en place, il a développé en tout cas, il a proposé une nouvelle idée. Les économistes devraient le faire, mais ils travaillent pour des lobbys le plus souvent, pas tous, il ne faut pas exagérer, mais ils travaillent pour des écuries politiques. Nous ne sommes pas là pour travailler pour les écuries politiques, on est là pour nettoyer les écuries d’Augias !
Radio France a choisi un partenariat avec le Cercle des Économistes pour parler d’économie. Thomas Piketty va débattre une fois par semaine face à Dominique Seux pour parler économie, mais globalement dans les médias on entend que ce son de cloche : «on doit rembourser la dette, il faut faire des économies» et on continue avec les vieilles recettes. Vous êtes directeur d’une chaire de finance durable. Est-ce qu’on verra ça arriver en France, sans la poudre de perlimpinpin faussement écologique qui va avec ?
Tout d’abord, par rapport au Cercle des Économies, il est en orbite autour du pouvoir depuis longtemps, alors évidement, le pouvoir va pousser dans sa direction.
Effectivement, j’ai pris la responsabilité, à l’université de Zurich, d’un nouveau centre en finance durable. Nous fonctionnons de manière interdisciplinaire avec des collègues qui sont en économie et en finance, mais aussi en droit, en psychologie, en biologie, en médecine parce que c’est comme ça qu’on peut traiter les problèmes de manière intelligente plutôt que de rester dans son silo, enfermés dans sa tour d’ivoire.
Comment comprendre une pandémie si on ne travaille pas avec justement des collègues en médecine ou en biologie ? On sait ce qu’on essaye de faire. Le rectorat, qui nous aide beaucoup, pousse pour que nous exercions nos responsabilités. Il faudrait que ça soit le cas en France, et c’est déjà le cas dans certaines institutions, mais c’est encore trop rare.
Que risque-t-il d’arriver si on n’annule pas la dette qui va selon toute probabilité exploser ?
On devrait le faire oui, elle explose. Que font les banques centrales par rapport à cela ?
Elles choisissent la politique des taux d’intérêt négatifs, ce qui incite à s’endetter encore plus. Mais les taux négatifs indiquent un dysfonctionnement majeur de l’économie. Le taux d’intérêt est un prix – en l’occurrence le prix de l’argent.
Qu’un prix soit négatif aussi longtemps n’a aucun sens ! Supposons que nous allions au restaurant, et à la fin du repas le serveur présente l’addition négative, et nous donne 5 euros. On va y revenir le lendemain, avec la famille et les amis. Ça peut avoir un sens pour une promotion mais ça ne peut pas durer une dizaine d’années parce ce que le restaurateur va tomber en faillite ! C’est donc la faillite d’un système en l’occurrence, qui se perdure à lui-même. Les banques centrales continuent avec un taux de plus en plus négatif avec de plus en plus de dettes.
À un moment ou un autre, il va falloir comprendre qu’il faut changer de direction politique économique.
C’est un système qui crée à la fois énormément de précarité et énormément de milliardaires, comme on n’en a jamais vu (aux États-Unis, ils sont passés de 99 à 200 milliardaires en 20 ans). Est-ce que ça peut tenir à terme ?
Non, c’est effectivement intenable. La finance casino, la financiarisation de l’économie a pour caractéristique importante de créer des richesses inouïes en très peu de temps.
Auparavant, on avait des capitaines d’industrie, mais il fallait un certain temps, plusieurs générations. Parfois, le succès familial était pérenne ou parfois la faillite arrivait. Aujourd’hui, on a affaire à des gens qui veulent gagner tout, tout de suite et ça peut se faire grâce à la finance casino, à l’informatique, à des positions financières qui sont prises à la milli ou à la microseconde !
Je ne parle pas d’investissements, parce que ce sont des mises, comme dans un casino : des paris. Si ça fonctionne bien, certains deviennent milliardaires très rapidement et si ça tourne mal, ils vont chercher souvent des aides publiques. Donc, ce n’est même pas du capitalisme, puisqu’on ne respecte même pas la règle de base du libéralisme dans laquelle il se drape, qui est la suivante : ceux qui prennent des risques les assument.
C’est très simple. Eux, ils prennent des risques et nous, contribuables nous assumons.
Et puis, il y a aussi la façon qu’ont les fonds de se comporter : plus ça va mal, meilleur c’est pour la finance casino ?
Pour eux c’est ça : si ça va bien, ça va très bien et si l’économie va mal, ça va quand même bien. Donc, ce n’est pas du capital, c’est une plaisanterie, c’est de l’escroquerie.
Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ? Vous parliez de ce signal fort de la nature qu’est cette pandémie, aujourd’hui tout le monde veut faire de l’écologie. Qu’est-ce qui pourrait être fait pour orienter la finance efficacement vers l’écologie ?
Oui, il y a beaucoup d’effets d’annonce et de «greenwashing». Même Black Rock, on pourrait la renommer Green Rock maintenant ! Beaucoup de grandes banques sont vertes sur le papier mais en regardant de plus près, on voit qu’elles investissent dans le gaz de schiste, l’énergie nucléaire ou le charbon.
Il faut donc des consommateurs prudents, critiques et il faut surtout des citoyens, qui prennent en main leurs responsabilités. Donc, qu’ils changent de banque à chaque fois que c’est nécessaire. On peut lire les rapports, voir ce que telle ou telle banque fait, quels sont ces choix d’investissement.
Est-ce que nationaliser les banques ce serait une solution ?
Je ne suis pas convaincu. Il faudrait pour cela que l’État soit propre, et je m’exprime au conditionnel !